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l’auteur des choses[1] ?… » Pourquoi altérer la constitution de l’homme ? pourquoi au contraire ne pas la suivre et profiter des forces qui lui sont propres, au lieu de lui donner des forces étrangères ? Cette existence dépendante que nous avons reçue de la nature n’est pas seulement une existence physique, comme Rousseau veut le faire croire, c’est aussi une existence morale et qui comprend la famille. Pourquoi détruire cette indépendance ? pourquoi vouloir que l’homme reçoive de l’état ce qu’il tient de Dieu ? pourquoi substituer l’organisation civile à la création divine ? pourquoi enfin vouloir refaire, quand il suffirait de conserver ?

Deuxième réflexion. — N’y a-t-il pas eu avant Rousseau des législateurs qui ont voulu aussi changer la nature humaine ? N’y en a-t-il pas eu après lui ? Avant lui, je laisse les législateurs et les philosophes antiques, Lycurgue, qui a fait de Sparte un monastère belliqueux ; Platon, qui, dans sa République, a voulu aussi créer une société idéale : je prends les fondateurs d’ordres religieux au moyen âge. Ce sont eux que Rousseau a pris, sans le savoir, pour modèles dans la définition de son législateur ; ce sont eux qui évidemment voulaient changer la nature humaine ; ce sont eux qui voulaient que l’homme reçût sa vie et son être de la règle qu’il adoptait. Le moi s’anéantissait dans la communauté, l’individu disparaissait dans l’état. Plus de famille, plus de propriété, plus de volonté particulière : une désappropriation complète et absolue. Quelle différence cependant, si nous considérons le but, entre la désappropriation religieuse que m’impose saint Benoît ou saint François d’Assise et la désappropriation que m’impose le législateur de Rousseau ! Si je renonce à ma volonté particulière, à ma famille, à mes biens, à mes affections privées, si j’entre au couvent, que me donnerez-vous, pieux fondateurs de monastères ? — La possession de Dieu par la foi tant que je serai sur cette terre, et sa possession par la béatitude quand je serai dans le ciel. Ah ! le prix est grand, il vaut le dévouement que vous me demandez. Et vous, législateur politique, si j’aliène, au profit de l’état que vous fondez, ma volonté, ma conscience, ma famille, mes biens, tout ce qui est moi enfin, que me donnerez-vous ? Le législateur me répond qu’il me donnera d’être membre « d’un corps moral et collectif… Lequel a son unité et son moi commun. » — Mais qu’y gagnerai-je ? — « Comme il n’y a pas un associé sur lequel on n’acquière le même droit qu’on lui cède sur soi, on gagne l’équivalent de tout ce qu’on perd et plus de force pour conserver ce qu’on a. » Ce qu’on a !… Mais qu’ai-je donc qui soit à moi dans l’état que fonde Rousseau ? Ma propriété ? Elle n’est qu’une portion

  1. Émile.