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l’état ; les plébéiens à Rome ont eu tort de demander des tribuns qui les protégeassent, et les Anglais ont tort de tenir à la vieille loi d’habeas corpus. Toute défense ou toute garantie contre le pouvoir de l’état est une faute de logique, « parce qu’il est impossible que le corps veuille nuire à ses membres… »

Si l’état n’a point d’engagement à prendre envers ses sujets, il importe que ses sujets s’engagent envers lui, et il importe que l’état ait le moyen de s’assurer de la fidélité de chacun des sujets. Ce moyen est la force de tous contre un seul. Il y a plus : tout venant de l’état et dépendant de l’état, point de propriété individuelle. « L’état, à l’égard de ses membres, est maître de tous leurs biens parle contrat social, qui, dans l’état, sert de base à tous les droits… Le droit que chaque particulier a sur son propre fonds est toujours subordonné au droit que la communauté a sur tous, sans quoi il n’y aurait ni solidité dans le lien social ni force réelle dans l’exercice de la souveraineté[1]. »

L’idée que Rousseau se fait du législateur répond à l’idée qu’il se fait de l’état. Comme l’état a un droit absolu sur les individus, le législateur, qui est le représentant de l’état, a aussi un pouvoir absolu : c’est le vizir de ce sultan qui est l’état. La définition que Rousseau fait du législateur est effrayante de deux côtés, effrayante pour le législateur, à qui elle impose une tâche au-dessus de l’humanité, effrayante pour les sujets du législateur, auxquels elle fait une destinée insupportable. « Celui qui ose entreprendre d’instituer un peuple, dit Rousseau, doit se sentir en état de changer pour ainsi dire la nature humaine, de transformer chaque individu, qui par lui-même est un tout parfait et solitaire, en partie d’un plus grand tout dont cet individu reçoive en quelque sorte sa vie et son être, d’altérer la constitution de l’homme pour la renforcer, de substituer une existence partielle et morale à l’existence physique et indépendante que nous avons tous reçue de la nature ; il faut, en un mot, qu’il ôte à l’homme ses forces propres pour lui en donner qui lui soient étrangères. »

Sur ce genre de législateur et de législation, j’ai plusieurs réflexions à faire. Je commence par la plus simple : pourquoi imposer au législateur l’obligation de changer la nature humaine ? Qu’a-t-elle donc de si mauvais ? « Tout n’est-il pas bien sortant des mains de

  1. L’expropriation pour cause d’utilité publique ne détruit pas le droit de propriété, puisque l’expropriation doit être précédée d’une juste et préalable indemnité. Ne nous y trompons pas cependant : la facilité progressive des expropriations procède de la doctrine de la souveraineté absolue de l’état. Chaque jour, le moi s’efface et l’état grandit. Il n’y a plus d’hommes ; il n’y a plus que ce qu’on appelle la société, masse flottante qui est de plus en plus composée de choses, au lieu d’être composée de personnes.