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de cette théorie, qui crée une souveraineté illimitée ici-bas, tout en reconnaissant que celui qui a cette souveraineté illimitée ne peut pas l’exercer, mais qu’il peut la déléguer. Bornons-nous en ce moment à montrer avec Rousseau comment et à qui le peuple peut le mieux déléguer le gouvernement qu’il ne peut pas exercer lui-même : c’est à l’aristocratie élective. Seulement que cette aristocratie élective, une fois chargée du gouvernement, n’aille pas s’imaginer qu’elle a la souveraineté héréditaire, car c’est celle-là qui est la pire des souverainetés. Pourquoi la souveraineté illimitée est-elle pire entre les mains de l’aristocratie qu’entre les mains de la démocratie ? Je n’en sais rien, car à mon sens toute souveraineté illimitée est mauvaise, qu’elle appartienne à tous, à quelques-uns ou à un seul. Quoi qu’il en soit, Rousseau distingue trois sortes d’aristocraties : « l’aristocratie naturelle, qui ne convient, dit-il, qu’à des peuples simples ; l’aristocratie héréditaire, qui est le pire de tous les gouvernemens ; l’aristocratie élective, qui est le meilleur, et qui est l’aristocratie proprement dite. » C’est donc au gouvernement de l’aristocratie par élection que Rousseau donne la préférence. « D’abord les assemblées s’y font plus commodément, les affaires se discutent mieux, s’expédient avec plus d’ordre et de diligence ; le crédit de l’état est mieux soutenu chez l’étranger par de vénérables sénateurs que par une multitude inconnue ou méprisée. En un mot, c’est l’ordre le meilleur et le plus naturel que les plus sages gouvernent la multitude, quand on est sûr qu’ils la gouverneront pour son profit et non pour le leur. Il ne faut point multiplier en vain les ressorts, ni faire avec vingt mille hommes ce que cent hommes choisis peuvent faire encore mieux… Si cette forme de gouvernement (l’aristocratie élective) comporte une certaine inégalité de fortunes, c’est afin qu’en général l’administration des affaires publiques soit confiée à ceux qui peuvent le mieux y donner tout leur temps. »

Ce gouvernement électif, où quelques-uns sont choisis pour faire l’œuvre de tous, et où l’on ne choisit que ceux qui peuvent donner leur temps aux affaires publiques, ce gouvernement, qui est l’idéal de Jean-Jacques Rousseau, il m’est impossible de ne pas remarquer que nous l’avons eu pendant trente ans sans nous douter de ses qualités. « Il est venu dans ce monde, et les siens ne l’ont pas connu. » Ces paroles de l’Évangile de saint Jean peuvent, hélas ! s’appliquer à bien des choses raisonnables et bonnes qui passent dans ce monde sans que le monde les connaisse, ou que le monde ne connaît que lorsqu’elles sont passées. La raison, la vérité, la sagesse, sont des divinités dont nous ne baisons les pieds que quand elles s’en vont.

Ainsi le Contrat social n’est point fait pour les grands états. Il ne prêche point la liberté antique, qui ne peut pas se passer de l’aide