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ne suppose pas ce gouvernement ! Premièrement un état très petit où le peuple soit facile à rassembler, et où chaque citoyen puisse seulement connaître tous les autres ; secondement une grande simplicité qui prévienne la multitude d’affaires et les discussions épineuses ; ensuite beaucoup d’égalité dans les rangs et dans les fortunes, sans quoi l’égalité ne saurait subsister longtemps dans les droits et l’autorité ; enfin peu ou point de luxe, car ou le luxe est l’effet des richesses, ou il les rend nécessaires ; il corrompt à la fois le riche et le pauvre, l’un par la possession, l’autre par la convoitise… » Puis Rousseau conclut ses réflexions sur la démocratie par cette maxime hautaine, mais décisive : « S’il y avait un peuple de dieux, il se gouvernerait démocratiquement ; un gouvernement si parfait ne conviendrait pas à des hommes… » Tenons-nous-le pour dit : si nous voulons être vraiment des démocrates, il faut que nous cessions d’être hommes et que nous devenions des dieux, entreprise périlleuse, et où, voulant être au-dessus des hommes, nous risquons de tomber au-dessous, et de violer l’humanité pour avoir tenté de la surpasser. Robespierre, dans son rapport sur les principes de morale politique de la république, se souvenait, je pense, de la phrase de Rousseau, quand, après avoir exposé le programme de la république qu’il voulait faire, il s’écriait : « Nous voulons en un mot remplir les vœux de la nature, accomplir les destinées de l’humanité, tenir les promesses de la philosophie, et absoudre la Providence du long règne du crime et de la tyrannie[1]. » Seulement Robespierre, au lieu de se résigner à l’arrêt judicieux de Rousseau, qui comprend que les hommes ne seront jamais des dieux, croyait qu’avec un peu de bonne volonté ou beaucoup de terreur on pouvait redresser l’humanité et corriger l’erreur de la Providence.

Reléguant la démocratie dans le royaume de l’impossible, quelle est donc la forme de gouvernement qu’adopte Jean-Jacques Rousseau ? Il dit quelque part dans ses Lettres de la Montagne : « Le meilleur des gouvernemens est l’aristocratique, la pire des souverainetés est l’aristocratie. » C’est dans le Contrat social qu’est expliquée cette différence entre le gouvernement aristocratique, qui est bon, et la souveraineté de l’aristocratie, qui est mauvaise. Rousseau distingue soigneusement la souveraineté du gouvernement. Ainsi, selon lui, le peuple est souverain ; mais c’est un souverain qui ne peut pas gouverner par lui-même, et qui est forcé de déléguer à des commissions ou à quelques magistrats l’exercice de cette souveraineté, c’est-à-dire le gouvernement, de telle sorte que la souveraineté du peuple est purement titulaire. Nous verrons plus tard les dangers

  1. Tome XXXIe de l’Histoire parlementaire de la Révolution française, p. 270.