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fois populaire et tyrannique que Rousseau n’avait point faite pour la France, et que la convention s’applaudit d’y appliquer, comme si c’était de sa part un acte de génie, tandis que c’était tout simplement un acte de despotisme révolutionnaire. La brutale nécessité des événemens et des passions révolutionnaires trouvait dans le Contrat social une théorie qui la mettait à l’aise. Elle s’en servit, comme Louis XIV se servit de la consultation des docteurs de Sorbonne pour faire taire ses scrupules. Hérault de Séchelles, dans son rapport sur la constitution de 93[1], dit que le problème à résoudre est de garantir à la fois l’exercice de la volonté générale et l’unité de la représentation, c’est-à-dire de faire ce que Jean-Jacques Rousseau cherchait dans le Contrat social, ce un gouvernement qui se resserrât à mesure que l’état s’agrandit. » À ce compte, un grand état ne peut être qu’un état monarchique. Un prince unique constitue mieux que personne l’unité de la représentation, pour parler comme le rapporteur de la consultation de 93, et c’est en lui que le gouvernement se resserre le plus efficacement à mesure que l’état s’agrandit, pour parler comme Rousseau. À ce compte aussi, c’était pour satisfaire à la mode qu’Hérault de Séchelles invoquait l’autorité de Rousseau et du Contrat social, car il eût pu, s’il l’eût voulu, trouver dans le Digeste sa doctrine du droit de tous délégué au pouvoir d’un seul. Quod principi placuit legis habet vigorem, ut pote populus ei et in eum omne suum imperium et potestatem conferat[2]. La volonté du prince a force de loi, car le peuple lui a conféré tous ses droits et toute sa puissance : voilà le principe de la souveraineté déléguée par le peuple à l’empereur ; voilà ce que les jurisconsultes romains appelaient lex regia, grand acte du peuple souverain qui, par le suffrage universel, avait déclaré sa souveraineté en renonçant à l’exercer, qui avait du même coup proclamé et abdiqué ses droits, faisant pour ainsi dire avec l’état ce que Sénèque prétend que Dieu a fait avec le monde : semel jussit, semper paret ; il a créé une fois pour obéir toujours.

Nous savons maintenant ce que la convention et le comité de salut public cherchaient dans le Contrat social ; ils y cherchaient la souveraineté absolue de l’état, c’est-à-dire le droit de tout faire sans se soucier des droits de l’individu. Cette doctrine fatale est dans le Contrat social, mais elle n’y est pas seule, et elle se trouve tempérée et limitée par les autres doctrines qui l’entourent. Ce fut le malheur et le tort de la convention de l’y prendre seule, en laissant de côté les autres principes, et de faire de ce principe isolé le titre despo-

  1. Histoire parlementaire de la Révolution, t. XXVIII. p. 184.
  2. Digeste, titre IV, De Constitutionibus principum.