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par le gros bout de la lorgnette. Ses hommes sont plus petits ou plus grands que les hommes ordinaires, mais ils sont soumis à toutes les conditions naturelles, et ne se dirigent pas d’après d’autres lois que celles qui nous dirigent nous-mêmes. Le procédé fantastique de Rabelais consiste dans le rapprochement grotesque des contraires ou dans la simple exagération des phénomènes physiques ou moraux. Les combinaisons qu’il nous présente ne sont autres que celles qui résultent d’une violation des lois de la nature. Elles ne sont si bouffonnes que parce qu’elles sont le produit de passions ignorantes et de caprices contraires au bon sens. Violons les lois de la nature, et la société sera semblable au monde de Rabelais. Telle est l’impression que laisse la lecture de son livre étrange, qui ne sort jamais de l’humanité et n’essaie de rien concevoir en dehors du monde qu’avait pénétré son esprit et auquel étaient habitués ses yeux. Le monde de ces grands inventeurs est donc le nôtre, seulement bouleversé, ravagé et enlaidi par la folie, l’ignorance et les passions. Ils nous intéressent, parce que jamais avec eux nous n’échappons aux combinaisons qui nous sont connues. L’astronomie et les hypothèses qu’elle engendre ne les ont jamais tourmentés, et il n’y a en vérité qu’un seul écrivain auquel ait porté bonheur la science de Newton. Encore, si le Micromégas de Voltaire est un chef-d’œuvre, c’est moins pour les conjectures qu’il incarne dans son habitant de l’étoile Sirius que par les violences et les malices qu’il lui fait diriger contre notre petite terre et sa petite humanité.

Je m’étonne donc qu’un caprice si faux, si stérile, si contraire aux lois de l’imagination, ait été renouvelé autant de fois dans la littérature. Il serait temps d’en finir avec tous ces voyages dans un monde qui n’est pas le nôtre. Malheureusement cette fantaisie continuera probablement d’inquiéter beaucoup d’esprits; nous voyons encore aujourd’hui des tentatives semblables présentées comme les colonnes d’Hercule de la fantaisie et de l’imagination. Des œuvres qui ne valent pas comme amusement littéraire la méditation d’un problème du jeu d’échecs ou la lecture d’un traité sur le whist sont vantées comme un effort de génie et comme ouvrant une nouvelle source de plaisirs intellectuels. En réalité, la plupart de ces œuvres ne contiennent que beaucoup d’ennui et beaucoup de stérilité.

C’est au genre de littérature ou plutôt à la forme littéraire adoptée par l’auteur d’Heliondé, et non pas à son livre ingénieux, que s’adressent les observations qui précèdent. L’auteur, esprit curieux, analytique et chercheur, n’est point tombé dans l’erreur grossière où se sont laissés choir tous les précédens voyageurs aux terres astrales. Il n’a pas cherché à concevoir quelque chose de différent de ce qu’il connaissait et de ce que lui enseignait la science. Ses habitans du soleil n’ont pas d’autre forme que la forme humaine subtilisée, n’ont pas d’autres mœurs que les mœurs humaines immatérialisées. Il n’a pas cherché à créer, il s’est contenté de combiner. Par un amalgame ingénieux et délicat, il a réussi plus d’une fois à unir aux découvertes de la science moderne les rêveries des poètes et des philosophes, et tel détail d’histoire naturelle à telle boutade d’humoriste. L’imagination et la science, se pénétrant ainsi d’une manière inattendue et aimable, enfantent des conceptions qui n’ont aucune des prétentions de la