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REVUE DES DEUX MONDES.

Pendant ce temps, je recevais du général en chef Canrobert et du général Trochu, qui veillait avec une noble sollicitude sur le sort des prisonniers, des ordres pour faire distribuer aux soldats russes le linge et les vêtemens qui étaient disponibles dans nos dépôts et dans nos ambulances. Je ne dois pas oublier qu’en mettant le pied sur le sol de la Russie, le premier acte de l’armée française a été un acte de générosité et de bienveillante galanterie. Notre cavalerie, ayant pris à Saki plusieurs employés russes, les conduisit au quartier-général. Le maréchal de Saint-Arnaud ayant su, par le rapport que je lui avais fait, que parmi ces prisonniers il y avait des pères de famille inoffensifs, des femmes et des enfans, ne les lit pas seulement mettre en liberté : il les combla des attentions les plus délicates, faisant envoyer aux enfans des plats de sa propre table et des cadeaux pour adoucir leur captivité.

La population grecque et russe du petit village de Karani, placée dans une gorge au milieu de nos camps, peut surtout fournir aux littérateurs russes qui voudraient écrire sur cette campagne des preuves sans nombre de la générosité française. Entassée dans quelques chétives maisons, cette population était en proie à toutes les misères, et la fièvre typhoïde décimait ses habitans. L’état-major français leur faisait distribuer régulièrement des vivres ; on y avait envoyé un détachement pour veiller sur leurs propriétés, et des médecins pour les soigner. Une famille entre autres avait en peu de jours perdu tous ses grands parens. Une jeune fille de seize ans, atteinte du typhus, et quatre enfans en bas âge, dont deux malades, restaient abandonnés dans une misérable cabane. Le lieutenant qui commandait le détachement désigna un soldat pour aller veiller sur cette famille. Le brave homme s’établit dans la cabane, d’où l’on venait d’enlever quatre cadavres. Il se fit garde-malade de la jeune fille et des enfans, il les soigna jour et nuit, et lorsque la jeune fille au bout de quelques jours eut rejoint ses parens dans la tombe, il resta l’ange tutélaire des malheureux enfans. J’allais souvent les visiter, et j’ai vu plus d’une fois le soldat occupé à préparer le repas des enfans. Il les peignait, les lavait et les habillait comme eût pu le faire la nourrice anglaise la plus soigneuse. Lorsque le temps devint plus doux, il les promenait et les amusait en leur chantant des chansons en patois auvergnat, la seule langue qu’il sût, et cependant son ingénieuse charité lui avait appris à se faire comprendre par les enfans et à deviner lui-même leurs besoins. Ceux-ci au moins, en grandissant, n’oublieront pas, il faut espérer, leur sauveur, et ceux qui au plus fort de l’épidémie allaient leur porter des secours et des consolations.

Je puis, en terminant cette lettre, dire avec orgueil et citer comme un des traits les plus remarquables de cette longue et laborieuse campagne que pendant tout le temps de mon séjour à l’armée, à Varna comme en Crimée, pas un agent ou espion grec, russe ou tartare, n’a été fusillé. Dans la crainte de se tromper et de condamner les gens sans preuves suffisantes, on se bornait à mettre ceux qui étaient suspects dans l’impossibilité de nuire à l’armée, en les expédiant à Constantinople ou en France, où ils étaient traités avec humanité.

Aujourd’hui les prisonniers russes sont déjà revenus dans leur patrie. Ne