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missions réunies à Saint-Pétersbourg, et ici on pourrait peut-être écrire un petit chapitre d’histoire diplomatique sous ce titre : Comment un ambassadeur perd son droit de préséance. Ce serait, dit-on, l’histoire du prince Esterhazy, qui va représenter l’empereur François-Joseph à la cérémonie de Moscou. Le prince Esterhazy avait été un peu négligé par la cour de Vienne depuis la révolution de Hongrie, à laquelle il était soupçonné de n’être point défavorable ; mais sa magnificence, son luxe de représentation, son désintéressement d’ailleurs dans des missions de ce genre, l’ont fait choisir pour aller au couronnement du tsar. Il est arrivé en Russie ; seulement il avait oublié ses lettres de créance, et c’est ainsi qu’il n’a pu être reçu avant M. de Morny, à qui la préséance revient, ce dont on s’est égayé à Pétersbourg, ne fût-ce que par amitié pour l’Autriche.

De toutes les questions de politique générale récemment agitées et qui peuvent se rattacher aux derniers événemens, il n’en est qu’une qui ait une sérieuse portée ; encore n’est-elle que d’une nature purement théorique : c’est celle qui est relative à l’adoption, par le congrès de Paris, de nouvelles règles de droit maritime. Le congrès de Paris, comme on sait, a fait définitivement entrer dans le droit public ces deux principes, l’inviolabilité des neutres et l’abolition de l’armement en course. Ces principes une fois consacrés par les signataires de la paix, il restait à en proposer l’adoption aux autres pays. Or parmi ces pays étaient les États-Unis. Le secrétaire des affaires étrangères de Washington, M. Marcy, vient de répondre, au nom de l’Union, à la communication qui lui a été faite à ce sujet par la France. La réponse de M. Marcy est adressée au gouvernement français ; en réalité, c’est à l’Angleterre que parle le ministre américain, et il serait curieux de voir ici une fois de plus comment ces deux peuples, enfans d’une même race, entendent la politique. Ce n’est point entre eux une question de droit général, c’est une question d’intérêt. L’Angleterre a lutté longtemps pour ne point admettre l’inviolabilité des neutres, parce qu’elle avait une flotte puissante pour surveiller les mers et pour exercer ce droit de visite universelle qu’elle revendiquait ; elle a fini par reconnaître les droits de la neutralité, parce qu’on lui a donné en échange l’abolition de l’armement en course, qui a souvent inquiété son commerce et qui pourrait l’inquiéter encore. Les États-Unis font de même ; ils voient avant tout ce qui leur est utile. Ils ont toujours défendu le droit des neutres, parce qu’ils ont de grands intérêts commerciaux à sauvegarder ; ils ne veulent point renoncer au droit d’armer des corsaires, parce qu’il est dans leur convenance de n’avoir point de marine militaire, et que le jour où une guerre maritime éclaterait, s’ils ne pouvaient armer en course, leur commerce serait à la merci des escadres ennemies, sans qu’ils pussent exercer de représailles. M. Marcy met une grande habileté à défendre le droit de délivrer des lettres de marque, il ennoblit presque le métier de corsaire : le meilleur argument, c’est que ce droit est utile aux Américains. Ce n’est point absolument cependant que les États-Unis refusent de sous-