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grand prix, et les lectures variées de M. de Rémusat, sa connaissance familière de livres assez rares, les Mémoires du Comte de Charlemont, les Papiers de Grenville, et surtout cette justesse élégante, cette expression tour à tour élevée et piquante, dont il fait valoir tout ce qu’il raconte et tout ce qu’il discute. L’historien, le publiciste apparaît dans l’observation fine et profonde de M. de Rémusat sur notre étude passionnée et notre premier engouement de l’Angleterre, puis notre empressement à lui préférer l’Amérique, et bientôt après notre ardeur à dépasser dans les actes, comme dans la théorie, ce que ces deux pays offraient de plus sensé et de plus praticable. « Nous avons voulu, dit M. de Rémusat, introduire dans le monde européen, à défaut de la liberté historique, la liberté philosophique. De l’audace de la tentative résulta sa grandeur et provint son péril. »

Ce mot, qui n’est pas un blâme dans la pensée du hardi raisonneur, jette peut-être plus d’un trait de lumière sur la destinée des réformes politiques en France. Comment ce qui fut commencé ou développé ailleurs par des bourgeois tenaces, par des théologiens zélés, par des légistes du droit coutumier, a-t-il eu plus de force vivante et d’effective durée que l’œuvre souhaitée, entreprise, inaugurée par de grands penseurs et d’illustres écrivains? La réponse est facile à prévoir; mais il ne faut pas la rendre trop décourageante. Nation ingénieuse et lettrée, la France, en arrivant à la politique par la philosophie, a pris certainement le plus long, et s’est exposée à plus d’un mécompte, y compris celui de voir les garanties même les plus essentielles de la liberté et les premières conditions du droit politique traitées d’idéologie par un vainqueur tout-puissant. Rien d’autres illusions, sans parler des erreurs et des crimes, sont sorties de ce noviciat incomplet de nos hommes d’état de 1789, et même des époques plus récentes. Et cependant peut-on nier qu’un progrès de raison ne se soit fait dans les esprits, que bien des connaissances utiles à la pratique de la liberté ne se soient accumulées à travers les crises mêmes de cette liberté? La France est encore l’œuvre de 1789, avec beaucoup d’expérience de plus, presque trop d’expérience, et par là un peu de timidité; mais ce grand pays est toujours destiné à occuper une grande place dans le monde, dans l’ordre politique et moral comme dans l’ordre matériel, et pour cela même elle est appelée tôt ou tard à développer au dedans de soi ce qui la fit dominer au dehors.

Entre mille réflexions, mille souvenirs qui touchent à cette loi de notre existence nationale, à cette loi de propagation intellectuelle plus rapide et moins interrompue par les accidens que ne l’est le télégraphe électrique, M. de Rémusat jette une demi-page admirable,