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jamais aucune des institutions qu’il avait célébrées, aucune des garanties ou des armes constitutionnelles dont il avait usé. Il fut jusqu’à sa dernière heure le défenseur de la libre discussion dans le parlement, de la presse libre et du jugement par jury dans la nation. Il avait le droit de prétendre que l’amour de la liberté et de la loi entrait jusque dans sa haine contre les procédés arbitraires dont un autre pays se servait pour inaugurer faussement ces deux noms sacrés, quand ils sont pris au sérieux.

Ce dernier fait, M. de Rémusat en indique lui-même la portée par un seul mot : « La France était destinée à réaliser trop souvent l’état révolutionnaire pur, ou peu s’en faut. » Et par cet état révolutionnaire pur, dit-il encore, il entend celui où les abstractions règnent seules avec les passions. L’homme d’état d’une terre vraiment libre, où la loi, n’étant pas faite en vue seule des abstractions, est d’autant plus forte pour résister aux passions, ce publiciste, ami des anciennes libertés comme des sauvegardes mêmes de son pays, avait bien le droit de considérer ailleurs avec défiance et bientôt avec terreur un procédé de législation tout contraire, un brusque déploiement d’innovations abstraites et despotiques, c’est-à-dire imposées au nom de la raison par la main violente du peuple.

En blâmant même, avec M. de Rémusat, quelques-uns des pronostics haineux que ce spectacle inspirait à Burke, nous dirons que l’erreur générale de ce grand esprit n’est pas encore démontrée, qu’elle est liée, pour ainsi dire, aux divers changemens qu’a subis et que peut éprouver le système intérieur de la France. Nul doute que le jugement sévère du publiciste anglais sur l’inconvénient de trop rompre avec le passé, d’abattre d’un seul coup tous les vieux appuis, de tout confondre, et puis de constituer un ordre nouveau, nul doute que ce blâme raisonné de notre révolution n’ait dû beaucoup perdre de sa force par l’expérience heureuse et la durée persistante d’un régime constitutionnel succédant à de longs excès d’anarchie ou de dictature, et devenant l’état fixe du grand pays dont il aurait été l’espérance longtemps théorique.

Mais personne ne donnerait plus raison à Burke que ceux qui supposeraient la France incapable, pour son bien, de retrouver ou de garder jamais ce que l’Angleterre possède aujourd’hui de libertés civiles. S’il en est ainsi, Burke a bien jugé : la France avait trop détruit pour rien fonder. La réputation de ce prophète politique, comme l’appelait Fox lui-même, nous paraît donc encore subordonnée au cours des choses et à l’action du temps. Soixante-six ans accomplis depuis les premières protestations du chef dissident de l’armée des whigs ont sans doute amené bien des chances et des