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commerce. Sir Robert n’avait pas, pour devenir libéral envers les catholiques et les juifs, une pareille transformation à subir ; mais la sienne ne fut ni moins naturelle, ni moins sincère : il pensa à des choses auxquelles il n’avait pas pensé ; il regarda à des faits auxquels il n’avait pas regardé ; il éprouva des sentimens qu’il n’avait pas connus. Sans la grandeur de son rôle et l’importance de ses actions, personne ne songerait à s’étonner de ses vicissitudes morales, histoire commune de tant d’âmes humaines.

Parmi les autres questions d’administration intérieure dans lesquelles intervint sir Robert Peel, libre du fardeau des affaires et choisissant à son gré les objets comme les jours de son action, je n’en relèverai plus qu’une seule, la plus grande de toutes, et aussi celle où son intervention eut le plus d’originalité et d’effet, la réforme qui, en changeant l’état de la propriété foncière, a changé l’état social de l’Irlande. L’Irlande pesait sur l’esprit de sir Robert Peel comme un cauchemar, — non-seulement ses souffrances actuelles et accidentelles, mais son état ancien et permanent, principale cause de ses souffrances. Trois années de maladie des pommes de terre avaient affamé la population ; on avait imposé à la propriété foncière la loi des pauvres, et la propriété foncière, écrasée de dettes, dénuée de capitaux, frappée de stérilité, tombait dans l’impuissance et la ruine. Que deviendrait ce peuple de jour en jour plus nombreux et plus misérable ? Que deviendrait l’Angleterre chargée de ce fardeau toujours croissant et toujours près d’aboutir à un grand danger ? « En vain, disait Peel le 30 mars 1849, en vain vous vous efforceriez d’y échapper en affectant l’indifférence pour l’état de l’Irlande ; l’état de l’Irlande finirait par devenir l’état de l’Angleterre. Vous entretenez aujourd’hui en Irlande, aux frais de notre trésor, 47 000 hommes, soldats ou gens de police, et avec ces 47 000 hommes expressément chargés de maintenir l’ordre, quel est, je vous le demande, l’état du pays ? J’ouvre le tableau des dernières assises de Clonmel tenues pour une section du comté de Tipperary, et j’y trouve 279 personnes mises en jugement ; 18 pour fait d’incendie, 4 pour attaque à main armée contre un poste de police, 3 pour vol qualifié, 4 pour complot d’assassinat, 42 pour faits de trahison, 14 pour vol de grand chemin, 21 pour meurtre, 14 pour coups de feu avec intention de meurtre, et dans la prison, qui n’a que 223 cellules, sont actuellement détenues 668 personnes, dont 20 condamnées à la déportation. Le juge Jackson n’a-t-il pas eu raison de dire que c’était là un tableau effroyable ?… Pensez-y, pensez aux misères que l’Irlande souffre et aux dépenses que les misères de l’Irlande imposent à l’Angleterre ; pensez seulement au mal que font à nos propres pauvres laborieux les pauvres abandonnés de l’Irlande qui affluent chez