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propriété. Tout plein du souvenir de la lutte qu’il avait glorieusement soutenue dans les rues de Paris contre le socialisme, il n’approuvait pas ce règlement. En droit, la condition que la loi de 1851 faisait aux paysans n’était pas mauvaise, surtout quand le propriétaire était un vrai boyard : les maîtres les plus durs sont les boyards d’agrégation, ceux que, dans sa langue expressive, le Roumain appelle les chiocoï (les chiens couchans) ; mais ce qui était surtout le fléau du paysan, c’était le gouvernement, c’était l’administration, qui, dans les districts, s’était livrée, depuis 1843, à tous les abus et à toutes les oppressions, au point que ce n’est rien exagérer que de dire que le paysan était serf du fisc.

Sans l’arbitraire et la rapacité de l’administration, la condition du paysan valaque eût été préférable à celle de tous ses voisins. J’ai beaucoup vécu avec toutes les classes de la population roumaine, j’ai causé avec le laboureur, avec le pâtre sur les coteaux et dans les bois, et je dois dire que les plaintes des paysans étaient surtout dirigées contre l’administration et rarement contre les boyards. Les sous-administrateurs étaient de petits tyrans contre lesquels les propriétaires grands boyards protégeaient souvent les cultivateurs ; mais ceux-ci gémissaient surtout des abus qui résultaient des six jours de corvée qu’ils devaient donner à l’état pour les routes. Au lieu de les employer, suivant le règlement organique, dans leurs propres districts et assez près de leurs villages pour pouvoir y retourner promptement, ces malheureux étaient quelquefois obligés de s’absenter plusieurs jours pour faire un chemin dans la terre de tel ou tel boyard, un jardin pour les promeneurs aux environs de Bucharest, ou transporter des matériaux pour construire l’hôtel ou la villa d’un ministre puissant ou d’une favorite à la mode[1]. Que de fatigues, que de pertes occasionnaient à ces malheureux ces futiles plaisirs des grandes villes, et combien ces belles et tristes figures de laboureurs m’inspiraient d’intérêt !

Quoi qu’il en soit, le moment est venu de mettre le paysan roumain à l’abri des vexations des autorités subalternes et de faire dépendre son sort des lois et non pas du bon vouloir et des sentimens généreux des boyards, c’est-à-dire d’un heureux accident. Voici quelles seraient, à mon avis, les principales dispositions à introduire dans la législation des propriétaires et des cultivateurs.

Un villageois domicilié sur le terrain d’autrui recevrait du propriétaire de ce terrain l’espace nécessaire à son existence et à l’exploitation de son industrie. Pour prix du fermage de la portion de

  1. Une fois j’ai vu au cœur de l’hiver des paysans traverser la ville sur leurs charrettes trainées par des bœufs arrachés à des travaux urgens, et portant des branches de sapins coupées dans les gorges des Carpathes, qui servaient à faire des avenues improvisées dans les rues le jour de la Saint-Nicolas ou de quelque autre patron officiel.