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Il ne m’appartient pas d’ouvrir et de tracer la voie où doivent marcher les poètes dramatiques du temps présent. Ce serait de ma part une présomption dont je comprends aussi bien que personne toute la puérilité. Je me borne à expliquer le sens et les enseignemens du passé, et je crois avoir assez fait pour la cause de la vérité. Depuis 1784, les lois qui régissent la nature humaine n’ont pas changé, les conditions de la puissance poétique au théâtre sont demeurées ce qu’elles étaient : il ne s’agit donc pas de calquer les formes qui ont réussi dans la comédie, la tragédie ou le drame. Il s’agit de savoir comment et pourquoi, de 1636 à 1784, le théâtre a fait partie de la vie publique, pourquoi le théâtre de nos jours n’est qu’un pur divertissement. Toute la question est là. C’est à l’esprit nouveau que la poésie dramatique doit demander la puissance qui lui manque aujourd’hui. Or l’esprit nouveau procède des principes de 89, comme ces principes mêmes procédaient de la philosophie de Descartes; l’intelligence du passé nous livre le secret du présent. Une fois animée de l’esprit nouveau, la poésie dramatique ne sera plus une distraction pour les désœuvrés, mais un besoin impérieux pour ceux mêmes qui ne connaissent pas l’oisiveté; elle reprendra le rang qui lui appartient. Les drames et les comédies seront moins nombreux. Chaque jour ne verra pas se produire une pièce nouvelle; mais les pièces qui se produiront vivront plus d’une semaine, plus d’un mois, et le public reconnaissant en gardera longtemps le souvenir.

L’association du théâtre et de l’esprit nouveau n’est-elle qu’un rêve? Les habitudes littéraires dont j’ai signalé le danger prévaudront-elles contre l’évidence? L’avenir seul peut répondre à cette double question. Pour ma part, je nourris la ferme espérance que les enseignemens du passé ne resteront pas stériles. Les poètes qui écrivent pour le théâtre et se préoccupent de la durée de leur nom comprendront la nécessité d’étudier les sentimens généraux avant de prendre la parole. Si l’avenir trompait mon espoir, si la poésie dramatique, au lieu de participer à la vie de la nation, ne visait pas plus haut que l’étonnement ou la gaieté, les hommes qui se plaisent dans l’étude, qui chérissent la réflexion, ne tarderaient pas à l’envisager comme un jeu d’oisifs placé en dehors du domaine littéraire. Le théâtre a déjà beaucoup fait pour mériter ce bannissement; j’aime à penser qu’il ne négligera rien pour conjurer le danger. Le XVIIe et le XVIIIe siècles ont ouvert et tracé la voie, il ne s’agit que d’y rentrer. C’est le seul conseil que la critique puisse offrir aux poètes de notre temps.


GUSTAVE PLANCHE.