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J’en ai dit assez pour établir les relations de l’histoire et du théâtre. Depuis le Cid jusqu’à nos jours, toutes les fois que le théâtre a tenu compte, je ne dis pas de l’histoire écrite, mais des événemens de la veille, des idées qui dominaient la société, des espérances qui la soutenaient, il a vécu d’une vie puissante, il a gouverné l’opinion. Si Corneille et Molière n’ont pas réformé les abus de leur temps, ils ont du moins popularisé la justice, et c’était déjà un grand pas de fait vers le but que la France devait atteindre dans le siècle suivant. Ni Corneille ni Molière n’ont ignoré ou dédaigné les méditations de la philosophie; ils ne se contentaient pas de savoir le passé, ils connaissaient les vœux de la nation, et malgré les entraves que leur imposaient les institutions de la France, ils trouvaient moyen de les exprimer. Ils n’ont pas reculé devant cette tâche laborieuse, et la reconnaissance publique les a dignement récompensés.

Dans le siècle suivant, Voltaire et Beaumarchais, qui dans l’ordre littéraire demeurent bien au-dessous de ces deux maîtres, doivent, comme eux, la meilleure partie de leur puissance à l’intelligence, à l’expression des vœux de leur pays. Le Mariage de Figaro ne vaut pas les Femmes savantes; l’ignorance peut seule contester l’intervalle immense qui sépare ces deux ouvrages. Mahomet ne vaut pas Cinna, c’est une vérité démontrée depuis longtemps. Cependant Voltaire et Beaumarchais ont presque autant d’importance que Molière et Corneille dans l’histoire de l’esprit français. Leurs compositions dramatiques ne relèvent pas seulement de l’imagination, mais de la vie active. De 1636 à 1784, le théâtre et la nation vivent d’une vie commune. Depuis le Cid jusqu’au Mariage de Figaro, il n’y a pas une espérance, pas un vœu du pays qui ne trouve sur la scène un interprète fidèle, un écho retentissant. Le poète dramatique se propose un but plus élevé que le divertissement : il s’applique à reproduire sous une forme éclatante ce qui se passe au fond des cœurs, et sa voix est écoutée avec respect, avec sympathie. On dirait qu’il veut réfuter par des argumens victorieux le jugement prononcé par Platon dans sa République. Dévoué sans relâche à la cause de la justice, il rougirait d’amuser ou d’émouvoir, s’il n’instruisait pas. Il remplit dans l’état une fonction active, et ne redoute pas le reproche d’oisiveté. Il n’emploie pas ses journées à compter ses émotions personnelles, à aiguiser son esprit. Il fait de sa conscience la conscience du pays, et, lorsqu’il prend la parole, l’auditoire salue en lui l’expression éloquente des sentimens qui l’agitent et qu’il n’a pas encore su traduire. Le Mariage de Figaro, en même temps qu’il amuse les esprits frivoles, apaise les sourdes colères qui grondent au fond des cœurs généreux : la raillerie de Beaumarchais a toute l’autorité d’un châtiment.