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choses, et l’oubli dont elle se plaint aujourd’hui était facile à prévoir.

Ce que la Grèce a fait pour ses traditions héroïques, la France peut-elle le faire pour son histoire, pour l’histoire entière de l’Europe? La poésie peut-elle disposer des événemens avérés, authentiques, aussi librement que des légendes? Malgré mon profond respect pour l’histoire, je n’hésite pas à dire que la poésie a le droit d’interpréter aujourd’hui les personnages réels comme autrefois elle interprétait les personnages purement légendaires. Louis XIV n’avait pas pour Voltaire le même sens que pour Saint-Simon; il n’a pas pour nous le même sens que pour Voltaire. Les événemens accomplis depuis cent quarante ans dans notre pays et en Europe ont suscité des idées nouvelles, des sentimens nouveaux, que ni Voltaire ni Saint-Simon ne pouvaient prévoir. Eh bien! si les personnages historiques changent de signification à mesure que les générations se succèdent, pourquoi la poésie dramatique ne tiendrait-elle pas compte de ces changemens? pourquoi s’attribuerait-elle une clairvoyance souveraine, et se croirait-elle dispensée, pour juger Louis XIV, de savoir ce que la France a pensé de lui depuis cent quarante ans? Connaître l’état de la pensée publique, et dans une œuvre d’imagination appliquer cette pensée aux personnages historiques, ce n’est pas fausser l’histoire, mais l’animer. L’école dramatique de la restauration, qui se place bien au-dessus de tous les historiens, descend à son insu au rang des chroniqueurs. Comme eux, elle se souvient et ne juge pas. Que l’histoire vraie, l’histoire vivante prenne la place de la chronique dans le théâtre moderne, et les poètes ne se plaindront plus de l’indifférence de la foule. Jusqu’à présent, les œuvres qu’ils nous ont données sous le nom de drames historiques ne sont guère qu’un divertissement pour l’oisiveté; on n’y trouve que l’aspect extérieur des événemens. Dès que les poètes auront compris la nécessité de connaître et d’exprimer la pensée publique, le drame historique ne sera plus un divertissement, mais une source abondante d’émotions et d’enseignemens. Ils puiseront dans l’intelligence des sentimens généraux une vigueur que la méditation solitaire ne saurait leur donner, et l’image du passé agrandi par leurs mains se gravera, dans toutes les mémoires. Je n’ai cité que la Grèce pour démontrer que la poésie dramatique doit interroger la pensée de la foule avant de mettre en scène les personnages qu’elle a choisis. Ai-je besoin d’ajouter que l’autorité de la Grèce dans le domaine poétique vaut à mes yeux toute une légion d’argumens? Les leçons que la Grèce nous a laissées trouvent chaque jour leur application, et l’école dramatique de la restauration ne les consultera pas sans profit.