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tenue en haleine pendant quelques années, a fait place à l’indifférence, et ce n’est que justice.

A ceux qui se plaignent de ne pas sentir dans les œuvres dramatiques de l’école moderne le souffle de l’esprit nouveau, les poètes répondent fièrement : Ce que vous nous reprochez est précisément la preuve de notre excellence. Nous ne sommes d’aucun temps, nous dominons tous les temps. — Une des prétentions en effet de l’école moderne est d’avoir touché les dernières limites de l’impartialité. Elle raille le XVIIe siècle, qu’elle accuse d’avoir ignoré l’antiquité; elle raille le XVIIIe siècle, qui mettait la poésie dramatique au service de la justice; elle se flatte de donner à chaque page du passé la couleur qui lui appartient. Lors même que cette prétention serait justifiée, et depuis longtemps elle est réduite à sa juste valeur, l’excellence des doctrines de l’école moderne serait loin d’être démontrée. Un poète, si grand qu’il soit, n’agit puissamment sur ses contemporains qu’à la condition d’exprimer quelques-uns des sentimens qui animent la foule, en même temps qu’il l’étonné et la domine par l’expression de ses sentimens personnels. Pour établir la vérité de cette pensée, je n’ai que l’embarras du choix. Qu’il me suffise de citer l’exemple de la Grèce : Eschyle, Sophocle et Euripide, en traitant sous la forme dramatique les mêmes traditions, ont senti la nécessité d’accepter franchement et de reproduire dans leurs ouvrages les croyances de leur temps, l’état des esprits. Dans Eschyle, le Destin règne à peu près en souverain; à peine la volonté humaine ose-t-elle engager la lutte avec ce formidable adversaire. Dans Sophocle, nous voyons le Destin perdre une part de son importance, et la volonté humaine agrandir le champ de son action. Enfin, dans Euripide, le rôle du Destin s’amoindrit encore, et la passion envahit la scène presque tout entière. Cette diversité entre les trois poètes tragiques de la Grèce est d’autant plus frappante, que nous la voyons se révéler dans des compositions où nous retrouvons les mêmes personnages. La donnée n’est pas changée, il n’y a de nouveau que l’interprétation. L’esprit humain ne connaît pas l’immobilité, et toute poésie qui refuse de s’associer au mouvement, à la transformation des idées, est condamnée à l’impuissance. L’exemple de la Grèce vaut la peine d’être médité. Au lieu de jeter l’anathème à la génération présente, au lieu de lui reprocher son ingratitude, que l’école moderne se demande comment Eschyle, Sophocle et Euripide, sans sortir du cercle des traditions héroïques, ont trouvé moyen d’imprimer à leurs ouvrages un caractère personnel. La question franchement posée, franchement résolue, elle ne s’étonnera plus d’avoir occupé si peu de temps l’attention publique. En s’isolant, en dédaignant la vie commune, elle a méconnu la nature des