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contemporains nous semblera très légitime. De quoi s’agit-il en effet dans cette œuvre singulière, qui n’est pas une comédie dans le vrai sens du mot, qui tient à la fois de la satire et du pamphlet, aussi virulente que les vers de Juvénal, aussi acérée que la prose de Paul Courier? De placer à tout jamais le bon sens et le droit au-dessus des traditions, qui n’ont d’autre mérite que leur durée. La grandeur d’une telle cause, la vivacité des argumens, l’éloquence, la chaleur du plaidoyer, rejettent sur le second plan les conditions de la poésie dramatique. Je reconnais volontiers que les personnages parlent tous à peu près la même langue, ce qui est un grave défaut. Ils ont tant d’esprit qu’ils en ont trop, inconvénient qui ne se rencontre jamais dans Molière. Les hommes les plus spirituels, les plus prompts à la réplique auraient quelque peine à vivre dans un monde où tous les interlocuteurs reçoivent et renvoient la parole, comme les joueurs de paume la raquette en main. La conversation ainsi comprise deviendrait bientôt une fatigue pour les plus habiles. Tout cela est très vrai, très évident, et je ne songe pas à le contester. J’entends dire que Beaumarchais est plus spirituel que Molière; l’éloge fût-il mérité, il resterait à décider si une comédie dont tous les personnages font assaut de finesse n’est pas entachée d’un terrible défaut, entachée de monotonie. La variété qui nous charme dans Molière manque absolument dans Beaumarchais. Ainsi, quand on se place au point de vue poétique, il est impossible d’instituer une comparaison entre le Misanthrope et le Mariage de Figaro. Dans le domaine de l’histoire la figure de Beaumarchais n’a pas moins d’importance que celle de Molière. Moins pure sans doute, mêlée à des transactions qui n’offrent pas toujours une netteté parfaite, elle se détache pourtant du fond du tableau, et captive l’attention par son énergie. Molière ne pouvait solliciter des réformes dans le gouvernement de son pays. Une telle pensée sous les auspices mêmes d’un tel génie eût semblé ridicule aux esprits les plus bienveillans, peut-être même les plus éclairés. L’autorité royale était acceptée sans contrôle, et les abus de cette autorité déléguée, qui se traduisaient en souffrances, ne suscitaient aucun vœu, aucune espérance de réforme radicale. Molière a fait pour son temps ce qu’il pouvait faire. Beaumarchais, très inférieur à Molière dans l’ordre poétique, ne l’oublions jamais, a rendu au bon droit des services dont le souvenir ne s’effacera pas.

Regnard et Lesage représentent l’esprit français sous un autre aspect; aussi n’occupent-ils pas dans l’histoire une place aussi considérable que Voltaire et Beaumarchais. Ils ont une valeur que personne ne peut songer à contester; mais sur le terrain dramatique, malgré te talent qui les recommande, ils n’ont pas creusé un sillon assez profond pour laisser à leurs héritiers une abondante moisson.