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société française, tout prend alors un aspect nouveau. Il ne s’agit plus d’une comédie, d’une fable dramatique, mais d’une action réelle. Almaviva et Figaro ne sont pas des personnages fictifs, mais représentent l’ancien régime et le régime futur de la France. Ici les dates acquièrent une grande importance. La représentation du Mariage de Figaro précède de cinq ans seulement la convocation des états-généraux. Or, si l’on prend la peine de comparer l’esprit qui circule dans cette comédie aux principes posés dans les premières séances de l’assemblée constituante, on est frappé de l’étroite parenté qui unit le poète aux orateurs. Les idées popularisées par Beaumarchais sous la forme satirique sont reproduites par les orateurs du tiers-état sous la forme dogmatique. Interprètes fidèles des sentimens de la majorité, ils ne peuvent se dérober à la nécessité de redire ce qui a déjà été dit. La tribune reprend la besogne commencée par le théâtre, et qui oserait s’en plaindre? Il s’agit d’une cause sacrée, de la cause de la justice, et pour en assurer le triomphe, tous les artifices de la parole sont des armes légitimes. La raillerie la plus mordante, la démonstration la plus austère ont la même valeur, la même autorité quand il s’agit de réformer ce qui n’est pas d’accord avec l’état de la pensée publique, de renverser ce qui blesse les sentimens intimes de la nation. Envisagé de cette manière, le Mariage de Figaro est un des épisodes les plus importans de notre histoire littéraire. Si les partisans de l’ancien régime s’étaient étonnés à bon droit de la hardiesse des Lettres persanes, de la hardiesse de Zadig, ils éprouvaient, en écoutant la comédie nouvelle, une surprise encore bien plus vive, et leur surprise était mêlée de frayeur.

Essayer de juger le Mariage de Figaro sans tenir compte de l’état de la société française en 1784, c’est vouloir se prononcer sur un procès dont on n’a pas étudié les pièces. Oublier que Voltaire était mort depuis six ans, que cinq ans plus tard la voix de Mirabeau allait retentir dans l’enceinte de l’assemblée constituante, ce n’est pas ramener la question à des termes plus précis; en pareil cas, la discussion littéraire ne peut être séparée de la discussion politique. Beaumarchais, en écrivant le Mariage de Figaro, n’entendait pas se contenter d’un succès poétique; il voulait agir sur la société de son temps, assurer des réformes dans le gouvernement de son pays. Le titre d’inventeur ne lui suffisait pas, et jamais homme n’a mieux justifié l’épigraphe placée en tête de sa comédie : « La vie est un combat. » L’énergie, l’activité qu’il a dépensées dépassent les limites ordinaires de la vraisemblance, et le héros de sa comédie est d’accord avec son caractère personnel. Aujourd’hui, à soixante-dix ans de distance, les principes de Figaro n’excitent plus en nous aucune surprise. Reportons-nous par la pensée à la cour de Louis XVI, et l’étonnement des