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immense : les railleries et les récriminations ne prévaudront pas contre l’évidence des faits. Qu’on admire ou qu’on maudisse les pensées qui se sont produites entre 1715 et 1789, on ne peut contester l’importance de ces pensées. Historiens, philosophes et poètes étaient alors réunis pour l’accomplissement d’un commun dessein. Récits du passé, études sur l’origine de nos connaissances, sur la destination morale de l’homme, représentation dramatique des événemens accomplis depuis longtemps, tout était devenu un instrument de combat. Pour assurer le triomphe de la cause commune, chacun oubliait ou du moins négligeait quelques-unes des conditions imposées à l’histoire, à la philosophie, à la poésie. Je n’ai à m’occuper ici que de la poésie dramatique, et cependant je suis obligé de tenir compte des efforts tentés par l’esprit français dans le domaine des idées premières et dans le champ de l’histoire. Je m’empresse de reconnaître que la poésie française, de Louis XIV à Mirabeau, ne peut se comparer à la poésie du siècle précédent; n)ais pour expliquer cette infériorité, il suffit de dire que la poésie, de 1636 à 1715, n’avait d’autre but qu’elle-même, ce qui est pour son développement la meilleure de toutes les conditions, tandis que, de 1715 à 1789, elle travaillait à l’émancipation politique du tiers-état. Elle ne voulait pas seulement émouvoir ou charmer, elle voulait convaincre, elle voulait populariser les idées qui lui semblaient vraies.

Que la poésie ainsi comprise soit détournée de sa mission naturelle, ce n’est pas moi qui le contesterai. C’est à l’orateur qu’appartient la tâche de porter la conviction dans les esprits. Lyrique, épique ou dramatique, le poète n’a pas à se préoccuper des devoirs imposés à l’orateur; mais l’histoire et la philosophie, qui suffisaient à démontrer l’iniquité de l’ancien régime, n’auraient agi que lentement sur la foule. Il s’agissait de changer ce qui était injuste, et, pour l’instruction de la foule, la poésie était un puissant auxiliaire. Elle rendait claires pour tous les idées que l’histoire et la philosophie ne pouvaient enseigner qu’aux esprits préparés et fortifiés par des études préliminaires. Envisagée à ce point de vue, la poésie française du siècle dernier ne mérite pas le dédain qu’on lui prodigue. Associée aux efforts de l’histoire et de la philosophie, elle doit partager les honneurs de la victoire. Elle n’est pas restée dans son domaine, cela est vrai, mais elle n’a franchi les limites qui lui étaient assignées que pour entrer dans la vie active, et cette excursion n’a pas été sans profit pour la civilisation. Ceux qui ne cherchent dans ses œuvres que le développement de l’imagination comprennent à peine qu’on puisse s’en occuper; leur étonnement à cet égard ne signifie pas autre chose que l’ignorance ou du moins l’intelligence très incomplète du passé. De 1715 à 1789, pour les esprits généreux, dont le nombre