Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 5.djvu/104

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

que vous avez admirés dans la chapelle. L’absence ne devait pas terminer notre liaison, et une correspondance régulière s’établit entre nous. Au mois d’octobre, j’étais depuis six semaines sans nouvelles de mon ami et assez inquiet de ce retard, lorsqu’un matin je reçus une lettre du lieutenant-colonel du régiment de cavalerie de l’armée royale en garnison à Umballah, dans laquelle cet officier me priait de la manière la plus instante de me rendre près de lui sans perdre une minute. Je partis immédiatement, en proie à une véritable anxiété que justifièrent, hélas! les terribles nouvelles que j’appris à mon arrivée.

Un accident de voiture avait retardé d’un jour mon voyage; j’arrivai à Umballah dans la nuit du 24 octobre, et malgré l’heure avancée me fis conduire auprès du colonel. Je trouvai cet officier dans un état violent de désespoir; il m’annonça, les larmes aux yeux, qu’un des plus braves soldats de son régiment avait été condamné à mort pour avoir blessé un officier dans un accès d’ivresse, que toutes ses démarches n’avaient pu obtenir une commutation de peine en faveur du condamné, et que ce malheureux, comme dernier service, lui avait demandé de lui procurer une entrevue avec moi. — Vous arrivez à temps, poursuivit le vieil officier, car la fatale sentence doit être exécutée ce matin à la pointe du jour.

Il est de ces pressentimens du cœur qui ne vous trompent point : aussi, en entendant ces terribles nouvelles, je me sentis comme frappé de la foudre, et j’eus besoin du secours du bras du colonel pour gagner la prison, où, dans la cellule des condamnés à mort, je me trouvai en présence de mon pauvre ami, poursuivit l’abbé, qui s’arrêta comme suffoqué par l’amertume de ses souvenirs.

Ce récit m’avait dès le début vivement touché; je voyais là réunis tous les élémens d’un de ces drames inconnus et terribles auprès desquels pâlissent les conceptions les plus sombres des romanciers. Quelles douleurs, quels remords, quel astre fatal avaient dominé la vie de cet homme, qui, né (tout en donnait la preuve) au sein d’une famille élevée de la société anglaise, était venu mourir misérablement sous un uniforme de soldat et sous un feu de peloton, sur l’esplanade d’Umballah? Et non-seulement cela : en me trouvant pour la seconde fois en présence du récit de cette exécution militaire, une sorte de révélation instinctive me fit comprendre que je n’étais pas étranger au héros de cette catastrophe. Aussi, le cœur troublé de mystérieuses anxiétés dont je cherchais vainement à me rendre compte, j’attendis la fin de ce récit, que l’abbé reprit d’une voix entrecoupée de soupirs. — Dussé-je vivre cent ans, je n’oublierai jamais les émotions de cette nuit terrible. Calme, résigné à son sort, l’infortuné m’accueillit avec le sourire mélancolique qui lui était