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fiaient ses actes en confirmant ses prévoyances. La famine se développa en Irlande dans des proportions et avec des conséquences effroyables ; en quelques jours et par des proclamations formelles, le vice-roi déclara cinquante-huit districts en état de détresse ; elle y était telle qu’on a peine à en croire les témoignages les plus authentiques. Dans un seul de ces districts, celui de Skibbereen, sur une population de 62 000 habitans, 5 060 moururent en trois mois, et 15 000 ne savaient pas le matin comment ils se nourriraient dans le jour. À Bantry, les magistrats chargés de constater les causes des décès rendirent, dans une seule enquête, quarante verdicts de « mort de faim. » « J’ai vu, dit dans un meeting à Exeter-Hall un ecclésiastique anglican, M. Hazlewood, j’ai vu des malheureux piquer les bestiaux qu’ils rencontraient et appliquer leurs lèvres à la blessure, pour apaiser leur faim en suçant le sang. » Des associations se formèrent, des meetings se tinrent, des souscriptions s’ouvrirent de toutes parts pour soulager de si horribles calamités, et dans le parlement réuni le 19 janvier 1847, l’Irlande fut le premier sujet des délibérations. Ministres et opposans, whigs et tories, protestans et catholiques, se montrèrent également touchés de ses maux et empressés à lui venir en aide. O’Connell, presque mourant et déjà si faible qu’à peine entendait-on sa voix, quoique tout le monde dans la chambre fît silence pour l’écouter, traça des misères de ses compatriotes, sans irritation ni emphase, le plus pathétique tableau : « Je suis convaincu que la chambre ne soupçonne seulement pas ces excès de souffrances… Je vous dis que, si vous n’y portez immédiatement remède, vingt-cinq pour cent de la population de l’Irlande mourront de faim… Il faut quelque chose de prompt et d’efficace, non pas des distributions de charités, non pas des souscriptions particulières, mais quelque grand acte de générosité nationale, de munificence énorme… On dit que les propriétaires irlandais n’ont pas fait leur devoir. Beaucoup l’ont fait, quelques-uns non ;… mais rappelez-vous à quel point la propriété foncière en Irlande est chargée de dettes et d’hypothèques, combien de terres sont administrées par la cour de chancellerie ou par des fondés de pouvoir ! L’Irlande est en vos mains, l’Irlande est à votre merci ; si vous ne la sauvez pas, elle ne se sauvera pas elle-même. Souvenez-vous de ce que je vous prédis : un quart de la population périra si vous ne venez à son secours. »

Ce furent là, le 8 février 1847, les dernières paroles publiques du patriote irlandais ; il quitta la chambre et l’Angleterre, et n’eut pas même le temps d’arriver à Rome pour y mourir ; il expira en route, à Gênes, le 15 mai suivant. Frappant exemple, entre tant d’autres, de ce mélange, à la fois triste et noble, de dévouement et