Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 4.djvu/93

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Malheur, qui n’avait pas d’enfant, naquirent la Cupidité et la Méchanceté, Celles-ci produisirent la Colère et le Meurtre, qui eurent pour enfans la Querelle et l’Injure. La Querelle eut de sa sœur l’Injure la Terreur et la Mort, couple maudit qui donna le jour à la Douleur et à l’Enfer. Ces deux races, nées l’une de la lumière, l’autre des ténèbres, ne pouvaient vivre sur cette terre sans s’y rencontrer. Ce fut par une femme que l’impiété s’introduisit dans la famille des élus, des enfans préférés de Brahma. Un prince juste et pieux, descendant de ce même Dhrouva dont nous avons raconté la légende, accepta pour épouse une fille de la Mort. Il en eut un fils qui hérita des mauvais penchans de son aïeul maternel, et cette alliance néfaste troubla la paix qui régnait parmi les Aryens, issus du dieu suprême. Cette femme, nommée Sounithâ, qui comptait parmi ses ancêtres la Mort et l’Impiété, représente, selon toute probabilité, sous une forme allégorique, la fille d’un prince étranger qui ne connaissait pas la religion brahmanique[1]. Mais laissons parler à la légende son naïf langage, et voyons ce qui advint de l’union des deux races.

Le roi qui avait épousé Sounithâ en eut un fils nommé Véna, lequel se montra dès le bas âge enclin à la cruauté. « Passionné pour la chasse, il parcourait les forêts, l’arc bandé, tuant dans sa cruauté les malheureux animaux. À sa vue, le peuple s’écriait en pleurant : Voici Véna ! Cet enfant cruel, enlevant par violence les enfans de son âge dans les lieux où ils jouaient, les faisait mourir sans pitié de la mort des animaux[2]. » La chasse, il ne faut pas l’oublier, est proclamée par le législateur des Hindous le premier des dix vices qui procèdent de l’amour du plaisir[3]. Véna se montre ici comme le type des rois chasseurs, qu’enivre l’irrésistible besoin de parcourir le désert l’arc en main. Ils ne gouvernent plus, ils oublient les peuples confiés à leur garde, et retournent à l’état sauvage. Devenus des hommes de proie, ils tuent les bêtes fauves, puis les animaux inoffensifs, et, incapables de s’arrêter dans cette voie, ils finissent par torturer leurs semblables. Dans ce Véna, il y a quelque chose d’Ésaü, qui perdra son droit d’aînesse pour s’être oublié à la chasse, et aussi de Nemrod, qui fut le premier guerrier et le premier conquérant chez les peuples sémitiques ; bientôt même il se rapproche de Nabuchodonosor II par ses violences et son orgueil.

Véna, qui s’était montré cruel dans son enfance, devint avec l’âge un tyran impie. À peine installé sur le trône de son père, il proclame que l’on ne célébrera plus de sacrifices, que l’on cessera d’offrir

  1. Au lieu d’un mariage, il vaut peut-être mieux entendre une alliance entre les deux races, et l’adoption par les Aryens de quelques pratiques d’un culte étranger.
  2. Bhagavat-Pourâna, trad. de M. Eugène Burnouf, vol. II, liv. iv, chap. 17.
  3. Manou, liv. vii, stance 47.