Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 4.djvu/911

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

cette précipitation que met toujours le cabinet de Saint-Pétersbourg à s’emparer de tous les moyens évasifs qui lui sont offerts ? Il n’est pas moins vrai que les difficultés étaient réelles, et qu’elles avaient trait à plusieurs points principaux, l’évacuation de Kars, la possession de l’île des Serpens à l’embouchure du Danube, et la délimitation nouvelle de la Bessarabie. Tandis que la France et l’Angleterre redoublaient d’activité pour quitter l’Orient même avant le terme prescrit, l’armée du tsar, bien que plus rapprochée de ses frontières, ne se montrait point évidemment aussi empressée de quitter Kars. Sans admettre l’hypothèse que la Russie ait prétendu manquer ouvertement à ses obligations, il n’est point douteux qu’elle a voulu prolonger le plus longtemps possible son séjour dans la ville turque. Elle y a mis assez d’insistance pour que cette immobilité soit devenue une question entre les gouvernemens, et c’est là, selon toutes les probabilités, l’une des causes de la rentrée de quelques vaisseaux anglais dans la Mer-Noire. Quelque intention qu’ait pu avoir primitivement la Russie, elle a dû céder à l’évidence de ses engagemens, puisque le chef du corps d’occupation de Kars vient d’annoncer au gouverneur d’Erzeroum qu’il était prêt à remettre la place entre les mains des autorités ottomanes. La difficulté relative à l’occupation de Kars n’existe donc plus.

Les prescriptions du traité étaient du reste assez manifestes en ce qui touche l’évacuation de l’empire ottoman pour qu’il n’y eût point ici à argumenter longuement. Il n’en est point tout à fait de même des autres questions qui ont été soulevées. Vers l’embouchure du Danube, à quelque distance de la côte, se trouve une petite île inhabitée et inhabitable, c’est l’île des Serpens. Un phare destiné au service de la navigation est établi sur ce rocher, qui n’a d’importance que par sa position près des bouches du fleuve. Les Russes ont prétendu rentrer en possession de cette île ; la Turquie a protesté. Voici donc les deux prétentions, les deux droits en présence. Malheureusement le traité de Paris ne mentionne point l’île des Serpens, et la question ne peut être résolue que par voie interprétative. Cette omission est-elle de nature à couvrir la prétention imprévue élevée par la Russie ? Il suffit, pour trancher le différend, de consulter l’esprit du traité lui-même. Les stipulations du 30 mars ont justement pour objet d’affranchir les bouches du Danube et de soustraire la navigation du fleuve à toute influence de la Russie, dont la frontière est à dessein transportée plus loin. S’il en est ainsi, si la pensée essentielle du traité consiste à écarter la domination russe, comment les représentans du tsar pourraient-ils sérieusement arguer d’une omission pour revendiquer un point isolé à l’embouchure du fleuve ? Comment concilierait-on la possession de l’île des Serpens avec l’abandon d’Ismaïl et de Reni ? Ici encore, au surplus, la Russie ne paraît point persister dans sa prétention première. Elle se borne, dit-on, à demander la neutralisation de l’île, de façon à ce que le service du phare puisse être assuré en commun, et dès lors la difficulté s’amoindrit : elle disparaît dans