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à Paris au mois d’août, frappés de l’anxiété et du déplaisir dont ils observèrent les symptômes chez Napoléon, quand il sut que la Prusse était déterminée à rompre, supposèrent incontinent qu’il était pris au dépourvu et doutait de sa propre cause, et leur imagination courait avec un tel déchaînement, que bientôt ils estimèrent que c’en était fait de lui. Comment une opinion pareille pouvait-elle trouver des gens assez crédules pour l’accueillir ? Comment pouvait-on supposer que Napoléon fût plus facile à vaincre juste le lendemain de cette campagne d’Austerlitz où il avait accompli ce que jamais général n’avait fait avant lui, au témoignage de l’histoire, la soumission en trois mois d’un grand empire dont la population était aguerrie et organisée pour la lutte, dont le souverain s’était préparé à loisir et s’était fait l’agresseur au moment et sur le point qu’il avait voulu ; d’un vaste état qui ajoutait à ses propres ressources les subsides de la plus riche nation de l’univers, et qui avait pour auxiliaires toutes les troupes qu’avait pu mettre en ligne un autre grand et belliqueux empereur ? Comment des gens en possession de leur jugement pouvaient-ils admettre qu’on aurait bon marché de cette armée qui venait de montrer une si insigne supériorité, et dont le courage était exalté par les incomparables victoires qu’elle venait de remporter et par la confiance que lui inspiraient le génie et l’étoile de son chef ? Rarement on eut au même degré la preuve de cette vérité, que la haine aveugle l’homme et que la vanité lui donne le vertige.

Ce flot d’étrangers qui s’agitait dans Paris dissimulait peu l’idée dont il se berçait, que Napoléon était au terme de sa carrière, « Leur jactance devint insensiblement telle, dit M. Mollien[1], qu’ils ne gardaient plus de mesure dans leurs confidences. » La croyance que je ne sais quel démon trompeur leur avait soufflée, et qu’ils partageaient avec toutes les aristocraties de l’Europe, traversa les Pyrénées, et séduisit le prince de la Paix, à ce point qu’il appela les Castillans aux armes par une proclamation inouie, qui parut le jour précisément de la bataille d’Iéna. En Allemagne, on était convaincu que le choc des armées prussiennes commandées par un des élèves chéris du grand Frédéric (le duc de Brunswick) devait renverser Napoléon, tellement qu’à peu de distance du champ de bataille d’Iéna, on crut, deux jours entiers après cette rencontre décisive, que les vaincus étaient les Français[2].

Fait plus surprenant et plus honteux, autour de ces étrangers qui

  1. Mémoires d’un Ministre du trésor public, t. II, p. 88.
  2. C’est ce que raconte le célèbre Gentz dans une notice sur cette campagne, insérée dans le tome 10, page 170, du Recueil des traités de paix du comte de Garden, recueil très hostile à Napoléon, mais riche en documens.