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français par les compagnies de Londres, cachait à M. Mollien que c’était en prévision d’une rupture qu’il jugeait imminente ; mais celui-ci, qui était parfaitement informé par la correspondance de quelques grands capitalistes, répondit comme s’il eût été au courant de la pensée du premier consul. Là-dessus Napoléon répliqua vivement comme un homme qui a été compris malgré lui : « Et pourquoi concluriez-vous de ce que je viens de dire qu’il puisse être question de guerre entre l’Angleterre et nous ? Le commerce n’a-t-il pas de précautions à prendre contre les pirates ? Quand je vois une masse aussi considérable de capitaux jetés avec tant de précipitation dans une colonie, et dont les retours peuvent être si longtemps incertains, j’ai lieu de m’étonner sans doute de ce que les négocians français, qui ne prêteraient pas une obole au gouvernement, confient si imprudemment à la mer tant de richesses[1]. » On a ainsi un exemple de la réserve, portée jusqu’à la défiance, qu’il observait dans ses rapports avec ses collaborateurs les plus sûrs. Il avait lui-même justifié cette disposition d’esprit le jour où il avait adressé à M. Mollien ces remarquables paroles : « Quand on gouverne avec tant d’élémens ennemis de tout gouvernement, après tant de désordres, au milieu des dissentimens publics, parmi des partis qui définissent tous également mal le pouvoir et qui ne s’en sont successivement emparés que pour le perdre, la défiance devient une vertu, parce qu’elle est une nécessité. »

Ses légitimes appréhensions au sujet de l’action que la guerre exercerait sur les affaires commerciales ne furent pas étrangères à la détermination qu’il prit relativement à la Banque de France et à— la refonte qu’il fit de cette institution par la loi du 24 germinal an xi. Jusqu’au moment où la loi fut préparée, il en conféra fréquemment avec M. Mollien, et ce fut par son intermédiaire principalement qu’il fit agréer à la Banque les changemens dont j’ai dit un mot. Le principal personnage de la Banque était M. Perregaux, banquier devenu sénateur, qui se prêta d’assez bonne grâce à tout ce que proposait le premier consul, sans cependant bien en apprécier la portée, ni même l’utilité. Il était fort étonné qu’au milieu de tant de soucis le premier consul trouvât le temps de s’occuper de la Banque, et le fit avec cette insistance et cette sollicitude des détails. « Qui donc s’avise, disait-il à M. Mollien, de l’embarrasser de nos affaires ? » C’était une erreur de M. Perregaux de ne pas voir qu’une grande banque n’est pas une institution purement privée, qu’elle participe des caractères des institutions publiques, et qu’il appartient à un gouvernement éclairé d’exiger d’elle, en retour des

  1. Mémoires d’un Ministre du trésor public, t. Ier, p. 335.