Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 4.djvu/812

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qu’ils préféraient mourir. En entendant ces paroles, les officiers turcs se mirent à rire.


« Non-seulement vous ne reverrez plus votre pays, reprit le major, mais vous n’irez même pas en France. Vous resterez ici, et si vous n’acceptez pas nos propositions, vous nous mettrez dans la nécessité d’user de rigueur. Ah ! je vous réponds que nous saurons bien venir à bout de votre obstination.

« Nous lui répétâmes tous que nous resterions fidèles à notre devoir, et il se retira, ainsi que les officiers, en jetant sur nous un regard menaçant. Effectivement il revint deux jours après avec deux cavas armés de pistolets et de couteaux. Une foule de Turcs s’introduisirent à leur suite dans la salle, et ceux-ci n’étaient pas les moins inquiétans ; leurs gestes et leurs paroles indiquaient la plus grande irritation. Nous comprîmes que nos jours étaient sérieusement menacés

« — Connaissez-vous, nous dit le major, quelque général ou officier français ?

« — Oui, certainement, répondit avec assurance le lieutenant Savéliof, nous connaissons le maréchal Saint-Arnaud, un général de division, et enfin le colonel Tanski. C’est lui qui nous a appris que nous devions être conduits en France ; il a même inscrit nos noms.

« Cette déclaration produisit le meilleur effet ; le major sortit en colère, et tous les autres Turcs se retirèrent avec lui. »


Les jours suivans, on laissa les prisonniers en repos ; mais un secrétaire turc, qui parlait le russe, s’établit dans la salle, et chercha par tous les moyens possibles à leur faire accepter les propositions du major. Ils demeurèrent inébranlables, et peu de jours après ils furent remis entre les mains des autorités françaises et embarqués pour Toulon, où leur position devint supportable, mais où ils ne cessaient pourtant pas de regretter leur pays.

La guerre de Crimée n’a pas eu seulement ses conteurs, elle a eu ses poètes. Nous ne parlons pas ici des chants de circonstance, qui ne méritent pas de nous occuper. Un écrivain qui s’était trop inspiré jusqu’à ce jour des littératures étrangères, M. Maïkof, a su traduire en strophes pleines de vigueur les sentimens qui s’exprimaient autour de lui. Parmi les petits poèmes qu’il a consacrés à la guerre de Crimée et où s’encadrent de vives peintures, on remarque surtout le Soldat en retraite. La nouvelle de la guerre est venue surprendre le vieux soldat Perfilief dans son village. Il veut partir ; mais comment annoncer sa résolution à sa femme, la digne Marfoucha ? Perfilief s’y décide cependant ; il énumère les motifs qui ne lui permettent pas d’hésiter, puis il termine son discours, tout plein d’enthousiasme militaire, par une recommandation touchante.


« Tu le vois bien, de toute nécessité il faut que je parte. Qu’est-ce que je fais ici ? Je m’y débats comme un poisson sous la glace. Mon cœur est déchiré ; on dirait qu’il est dans les pattes d’un chat. Non, il faut que je suive les