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prendre pour le conduire à l’hôpital, et comme il ne pouvait plus se soutenir, ce fut sur des fusils qu’on le transporta. »


Peu de jours après, les prisonniers furent embarqués sur le Labrador, et le 18 ils abordèrent sur les côtes de Turquie, où des souffrances bien autrement poignantes les attendaient.


« À peine avions-nous mis le pied sur le sol turc, qu’une nuée de femmes et d’enfans nous entoura en criant : — Moscof ! Moscof ! — Mais nous fûmes immédiatement emmenés par une troupe de soldats turcs auxquels on avait joint deux cavas. Pendant qu’on nous conduisait à la caserne, où nous devions être enfermés, la foule continuait à nous suivre. Quelques hommes se jetaient sur nous, armés de couteaux ; d’autres nous lançaient des pierres ; les femmes crachaient sur nous, mais les soldats réussirent à les tenir éloignées. On nous enferma dans une salle étouffante, dont les fenêtres grillées étaient fermées par des volets. Indépendamment des nombreuses sentinelles qui veillaient au dehors, deux cavas armés de pistolets se tenaient constamment dans la salle. Au bout de deux heures, trois officiers turcs vinrent nous prendre, et nous conduisirent avec une escorte chez le seraskier-pacha. Arrivés au bas d’un grand escalier de bois, on nous ordonna d’ôter nos bottes et de relever nos pantalons jusqu’au genou. Puis nous nous mîmes en marche, précédés par les officiers, qui avaient l’épée à la main. La chambre dans laquelle nous entrâmes était tapissée d’armes, et des soldats s’y tenaient de dix pas en dix pas. Une draperie verte séparait cette pièce du cabinet du seraskier ; nous la soulevâmes et nous fûmes introduits. Le seraskier était assis devant une table de toilette ; il fumait… Un homme, qui me parut Anglais, se tenait auprès de lui. Il parlait bien le russe et servit d’interprète.

« — Vous avez été pris par les Français ? demanda-t-il à Savéliof.

« — Oui, lui répondit celui-ci.

« — Combien avez-vous de troupes à Sébastopol ?

« — Je n’en sais rien ; je ne suis pas resté longtemps dans la ville, et la connais fort mal.

« L’Anglais traduisit sa réponse au seraskier et m’adressa la même question. Je lui répétai ce que j’avais dit au colonel Tauski. Nous lui demandâmes ensuite si nous ne devions pas être conduits en France. Cette demande parut le contrarier, et il nous conseilla de ne point y songer pour le moment. Ainsi finit l’entrevue, et nous fûmes emmenés dans la caserne. »


Les prisonniers y demeurèrent longtemps en butte aux plus cruels traitemens. Les Turcs ne se bornaient point à leur refuser la nourriture nécessaire, ils se plaisaient à leur imposer toute sorte d’avanies, et lorsque l’un d’entre eux laissait apercevoir la croix que tous les Russes des classes inférieures portent sur la poitrine, ils les menaçaient de leurs baïonnettes. Enfin, au bout de trois semaines, un major turc et deux officiers entrèrent dans leur salle ; ils leur proposèrent d’embrasser le mahométisme et de prendre du service dans l’armée du sultan. Ils s’y refusèrent et déclarèrent au major