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« — Vous ne voulez nous donner aucun renseignement, nous dit-il, tant pis pour vous. Préparez-vous à mourir.

« — Qu’y faire, votre excellence ? lui répondis-je. Vous demandez l’impossible.

« À peine avais-je prononcé ces paroles, qu’un général français nous aborda. C’était un homme assez replet, et quoique la journée ne fût point très chaude, il était tout haletant. Il se mit à parler en français avec le colonel, et adressa même au gendarme quelques mots d’un ton menaçant en lui montrant les carabines des hommes qui nous gardaient.

« — Le général voudrait savoir, nous dit Tanski, quel est le côté le plus faible de la ville.

« — Comment voulez-vous que nous le sachions, nous autres, puisque nos généraux eux-mêmes l’ignorent ?

« — Vous pourriez en avoir entendu parler.

« — Jamais, lui répondis-je.

« — En vérité, reprit-il en s’animant, je ne comprends pas les soldats russes ; on a beau les interroger, ils ne savent rien, ils ne comprennent rien, ils ne disent rien. Prenez le premier homme venu dans l’armée française, il est au courant de tout ; il sait la force des corps d’armée, le nombre des vaisseaux et le nom de tous ses chefs, depuis le premier jusqu’au dernier. Je vous avoue que vos soldats m’impatientent et m’étonnent.

« Le général se tourna vers nous à son tour et nous parla assez longtemps ; mais nous n’y comprenions naturellement rien. Le colonel Tanski nous expliqua son discours ; il nous dit que le général nous faisait grâce de la vie, et nous invita à le remercier de cette faveur que nous n’avions certes pas méritée. Nous nous inclinâmes, et le général nous répondit : « Bon ! bon ! Allez en France. » Lorsqu’il se fut éloigné, le colonel reprit la parole.

« — Vous êtes bien heureux d’aller en France, nous dit-il ; il y a bien des gens qui paient pour y aller, et vous, on vous y conduira gratis, et vous y aurez tous les jours du vin et du café ; mais dans le cas où nous prendrions Sébastopol avant votre départ, vous resterez, et c’est dans cette ville que nous vous donnerons l’hospitalité. »

« Lorsqu’il eut achevé, il dit quelques mots à nos gardes ; ils se retirèrent, et on nous permit d’aller rejoindre les autres prisonniers russes. Ils étaient assis en cercle autour du feu et paraissaient fort tristes. Parmi eux se trouvait le sous-lieutenant Savéliof, du régiment de Moscou. Après nous être salués, nous commençâmes à nous conter nos malheurs.

« Pendant que nous causions, un Français nous apporta un seau de fer rempli d’un liquide et nous dit : « Mangez, mangez ; soupe bonne. » Lorsqu’il fut parti, un des nôtres tira une cuiller de son sac et s’approcha du seau : « Il faut que cela soit froid, dit-il, je ne vois pas de vapeur ; » puis, ayant fait un signe de croix, il plongea la cuiller dans le seau : « C’est de l’eau, » ajouta-t-il lorsqu’il eut goûté la soupe. On se mit à rire ; mais il fallut se contenter de ce souper. Après cela, nous nous couchâmes autour du feu, au milieu des zouaves qui nous gardaient. Le 10 septembre, on nous conduisit tous à Mamatchaï avec un convoi. Le gendarme souffrait tant de ses blessures, qu’il fit appel à la compassion du colonel Tanski. On vint le