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domestique Jolobof fut envoyé aux ambulances, où il mourut bientôt après.

« Le lendemain matin, un homme en habit civil vint nous inviter à passer dans sa tente. Je sus depuis que c’était un colonel polonais nommé Tanski, et qu’il était chargé, avec un autre de ses compatriotes, d’interroger les prisonniers ; ils parlaient couramment le russe. Je fus admis le premier dans la tente du colonel, et j’y étais seul avec lui.

« — Vous n’ignorez pas, me dit-il d’un air dégagé, que nous avons tout pouvoir sur vous, puisque vous êtes prisonniers de guerre ; mais chez nous on ne bat pas, on fusille. Il dépend de vous d’être rendus à la liberté ou passés par les armes d’ici à deux heures. Quelles sont les troupes qui composent votre armée, et à combien d’hommes se montent-elles ?

« Je lui répondis que, n’étant point militaire, et n’étant d’ailleurs arrivé à Sébastopol que depuis peu, il m’était impossible de le savoir.

« — Je n’en crois rien, me répondit-il.

« — Je vous jure que je dis la vérité.

« — Eh bien ! soit, reprit-il ; mais vous devez au moins savoir combien il y a de batteries et de pièces dans la ville.

« — Je ne le sais pas davantage.

« — Allons ! s’écria le colonel très irrité, je vois que vous voulez vous moquer de moi. Sortez, et allez attendre votre sort.

« Comme je tardais à lui obéir, il prononça quelques mots en français, et deux chasseurs de Vincennes entrèrent. Ils me prirent par les bras, et me conduisirent dans le camp, où je fus placé sous bonne garde. J’y retrouvai le gendarme ; il était couché par terre, la tête sur un sac de farine. Au bout de dix minutes environ, l’adjoint du colonel Tanski parut devant nous.

« — Lève-toi, frère, dit-il au gendarme, le colonel te demande. Allons, dépêche-toi, ne te fais pas attendre.

« Le pauvre Kokhan se leva péniblement et se traîna vers la tente du colonel. Celui-ci vint au-devant de lui d’un air souriant.

« — Bonjour, frère gendarme, lui dit-il. Ne pourrais-tu pas me dire combien vous avez de troupes dans Sébastopol ? Réponds-moi sans détours.

« — Je ne les ai pas comptées, votre excellence, lui répondit le gendarme après un moment de silence. Cela ne me regardait pas : ce sont les chefs qui s’en occupent. Mais vous voyez dans quel état je suis.

« — Ah ! misérable ! s’écria Tanski avec un mouvement de fureur. Comment oses-tu me répondre comme cela ?

« — Que voulez-vous de moi, votre excellence ? lui répondit le gendarme en s’animant à son tour. Je ne sais rien.

« La conversation continua quelque temps sur ce ton ; puis le colonel, à bout de patience, fit reconduire le gendarme dans le camp.

« — Eh bien ! frère, lui dis-je, il paraît que nos affaires vont mal. Nous allons être fusillés, et personne dans l’armée ne saura notre mort.

« — Que veux-tu faire ? C’est notre destinée.

« En ce moment je me retournai, et j’aperçus à quelque distance de nous des soldats français qui creusaient des fosses pour y jeter des cadavres amoncelés un peu plus loin. C’étaient des soldats russes ; ils avaient encore leurs capotes, mais on avait enlevé leurs chaussures. Pendant que nous regardions ces tristes préparatifs, le colonel Tanski s’approcha de nous.