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combat, mais il arrive presque toujours que cet effort ne sert qu’à retarder sa défaite.

Pour bien juger le soldat russe avec ses qualités et ses défauts, qu’on interroge la curieuse relation intitulée Journal de l’Employé Jakovlef pendant sa captivité chez les Français et les Turcs. Quoique l’auteur de ce récit ne soit pas militaire, il nous fournit des données très précises sur la conduite de ses compagnons, soldats russes tombés au pouvoir des Français après la bataille de l’Alma.


« Le 8 septembre 1854, nous dit Jakovlef, je reçus l’ordre de rejoindre l’armée russe sur l’Alma. Je montais un fourgon avec le gendarme Paul Koklian, l’employé Sroula Oultmann et un domestique. C’est à Mamatchaï, où nous fûmes dépassés par le général Kornilof, qui se dirigeait aussi sur l’Alma, que nous distinguâmes pour la première fois le bruit du canon, et, peu d’instans après, nous aperçûmes deux housards qui conduisaient des chevaux blessés. Lorsque nous les eûmes atteints, nous nous arrêtâmes pour leur demander ce que signifiaient ces coups de canon et si l’ennemi ne se disposait pas à attaquer nos forces. L’un d’eux nous apprit que la bataille était déjà engagée. J’ordonnai aussitôt au conducteur de se hâter, afin d’arriver avant la fin de l’affaire ou du moins de reconnaître la direction qu’auraient prise nos troupes et les bagages ; mais, arrivés à Bourliouk, nous n’entendîmes plus rien, et déjà le soleil commençait à se coucher : il était près de six heures du soir. Nous nous engageâmes dans le ravin nommé Lenkovoï, et, après l’avoir franchi, nous entrâmes dans la plaine : elle était couverte de cadavres ; mais nous n’aperçûmes point l’armée. Pensant qu’elle avait fait un mouvement en avant, je résolus d’atteindre une éminence voisine, et, arrivés là, nous découvrîmes toute l’armée des alliés. J’ordonnai immédiatement au conducteur de tourner bride ; malheureusement nous avions été aperçus, et plusieurs artilleurs ennemis se mirent à notre poursuite. Nous ne pouvions évidemment leur échapper, et, à quelque distance de là, un boulet passa au-dessus du fourgon. C’était probablement pour nous enjoindre d’arrêter ; nous continuâmes à fuir de toute la vitesse de nos chevaux. Un second boulet vint contusionner le domestique Jolobof ; il tomba sans connaissance dans le fourgon. Alors le gendarme, qui tenait un pistolet à la main, se décida à en faire usage. Il atteignit à l’épaule un des artilleurs qui nous suivaient, et celui-ci s’inclina sur la tête de son cheval, en laissant tomber son sabre. Ses camarades répondirent par deux ou trois décharges, et le gendarme tomba à son tour dans le fourgon ; il était blessé de deux coups de feu dans le côté. Il n’en rechargea pas moins son pistolet et tira une seconde fois, mais cette fois il n’atteignit aucun des cavaliers ennemis. Ceux-ci, poussés à bout par notre résistance, se jetèrent sur nous le sabre à la main, coupèrent les brides et tuèrent nos chevaux. Le pauvre Kokhan reçut encore plusieurs blessures, Oultmann et moi nous fûmes atteints légèrement, grâce à nos manteaux-Il était impossible de songer à résister plus longtemps ; nous nous rendîmes. Un officier ennemi arriva alors au galop et donna l’ordre d’emmener le fourgon. Quant à nous, on nous remit, comme prisonniers de guerre, à la garde de huit chasseurs de Vincennes, et le