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courant est rapide, il les emportait. C’était vraiment triste à voir du bord. Une fois débarrassé de ceux-là, sans grande perte, notre bataillon s’est avancé sur une autre batterie, et moi je suis resté en tirailleur avec quelques camarades. Devant nous s’élevaient des cris, mêlés de quelques coups de fusil : c’était un bruit comme à une foire ; mais les nôtres en finirent aussi avec ceux-là. « Allons, dis-je à mon camarade, distinguons-nous comme les autres dont on parle dans les livres. — Non, me répondit-il, on peut bien s’y distinguer, mais nous y laisserions peut-être nos os. — Tant pis, lui dis-je, je me risque tout de même. » Je mets mon fusil en état, et me voilà parti le long du bord, en jetant les yeux derrière moi, de peur d’être surpris. Le diable sait, pardonnez-moi le mot, votre honneur, comment ça s’est fait, mais j’aperçois un Turc assis là, je ne sais pourquoi, un fusil entre ses jambes. Il paraît que je lui ai fait peur, à ce fils du diable, et moi il m’effraya ; mais tout de même il lança un coup de baïonnette dans ma casquette. Il aurait pu me frapper dans l’œil. Dieu m’a épargné ce malheur. Pendant qu’il continue à bourrer de coups ma casquette, moi je l’écrase sous mes genoux : il geint, et cependant essaie toujours de me renverser. Enfin je lui applique un bon coup de baïonnette dans le cou et tâche de gagner le haut de la berge ; mais la terre cède sous mes pieds, et je ne m’en tire qu’en m’aidant de mon fusil. À peine étais-je assis dans les roseaux, essuyant mon fusil, que j’entends du bruit, et aperçois un officier ennemi qui rampe de mon côté. Je lui lance un coup de baïonnette, et le voilà bientôt couché devant moi, tout soufflant, et murmurant je ne sais quoi ; mais j’entends bien que ce n’est pas du turc, et je le vois faire un signe de croix, toujours en marmottant je ne sais quelle langue, qui n’était pas du turc. Je me penche, j’écoute, j’écoute, impossible d’y rien comprendre. — « Peut-être, lui dis-je, veux-tu de l’eau ? — Et lui, il me répond aussitôt en russe : De l’eau, de l’eau ! J’étais là devant lui sans pouvoir lui porter secours. Le sang coulait de ses blessures que ça faisait pitié. Il avait un ceinturon d’argent, une capote ; tout cela était couvert de sang. J’étais si fâché de l’avoir blessé, que je me mis à faire un signe de croix, et puis, voyant qu’il n’y avait plus rien à faire, je lui dis : Repens-toi, frère ; il paraît que tu ne dois pas continuer à vivre. »


Loin d’être le sauvage et indomptable guerrier que nous montrent des peintures complaisamment exagérées, le soldat russe se distingue par un sentiment d’humanité dont il se dépouille rarement. C’est même là, il est facile de le comprendre, une des causes de l’infériorité qu’on lui a reconnue dans cette dernière guerre, où les combats à l’arme blanche ont été si fréquens. Ainsi que l’a fort bien remarqué M. Tolstoï, les caractères désespérés sont rares dans les rangs de l’armée russe. L’ardeur impitoyable que nos troupes apportent dans ces mêlées devait naturellement leur donner un grand avantage sur ces hommes qui ne frappent qu’à contre-cœur et hésitent à achever leur adversaire. Le soldat russe parvient, il est vrai, à dominer les sentimens qui arrêtent son bras, il s’anime au bruit du