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émotions inconnues à Vladimir l’agitent pendant cette marche de quelques minutes :


« L’aspect de ces lieux, qu’il revoyait après trois mois d’absence, paraissait lui causer une pénible impression. C’était bien le même spectacle : des feux, le bruit lugubre de la canonnade, les gémissemens des blessés qu’on, portait sur des brancards… Rien de tout cela n’était nouveau pour lui ; mais l’ensemble de ce tableau avait maintenant un cachet particulier. Les fenêtres de l’hôpital étaient plus éclairées ; d’autres étaient au contraire dans une obscurité profonde. On ne rencontrait plus de femmes dans les rues. Enfin toutes les figures qu’il remarquait lui semblaient exprimer la fatigue et l’inquiétude. Après avoir marché près d’un quart d’heure dans les tranchées, il commença à rencontrer quelques hommes de sa connaissance qui s’empressèrent de le saluer, et bientôt il se trouva au milieu de son bataillon, rangé silencieusement contre un mur, au milieu de l’obscurité. Le bruit du canon et le son étouffé d’un ordre qu’on se passait à voix basse trahissaient seuls la présence de la troupe qui gardait cette position.

« — Où est le commandant ? demanda-t-il aux soldats.

« — dans le blindage, avec les marins, votre honneur, lui répondit l’un d’eux. Je vais vous y conduire.

« Au bout de quelques minutes, Koseltsof aperçut un matelot qui fumait sa pipe au fond d’une tranchée, devant une petite porte à travers les fentes de laquelle brillait une lumière. — Peut-on entrer ? lui demanda le lieutenant ?

« — Je vais vous annoncer. Et il entr’ouvrit la porte.

« — Si la Prusse continue à rester neutre, disait une voix, et que l’Autriche… Ah ! fais-le entrer.

« C’était pour la première fois que Koseltsof entrait dans ce logement de campagne, et il fut surpris de l’élégance avec lequel il était décoré. Le plancher était parqueté ; deux lits entourés de rideaux se voyaient dans le fond, et plus loin brillait une image de la Vierge richement enchâssée, et devant laquelle brûlait une lampe de verre rose. Un marin complètement habillé dormait sur l’un des lits. Deux autres personnes étaient assises sur celui qui était à côté. Devant eux était une table sur laquelle se trouvaient deux verres remplis de vin. C’étaient le commandant du bataillon, officier du régiment nouvellement promu à ce grade, et son aide de camp. — Ah ! vous voilà enfin, lui dit le commandant d’un air d’importance. Vous devez être bien guéri de vos blessures.

« — Je suis à peine rétabli, lui répondit Koseltsof, visiblement contrarié de cette observation.

« — Alors vous auriez mieux fait de rester à l’hôpital, car si vous n’êtes pas en état de reprendre votre service…

« — Vous pouvez disposer de moi, répondit le lieutenant d’un ton décidé.

« — S’il en est ainsi, allez reprendre le commandement de votre compagnie, et attendez mes ordres.

« — Je vais vous obéir, lui dit Koseltsof. Et il s’éloigna.

« Quelques instans après, il entrait dans le blindage qu’occupait sa