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aventureuse et remuante), ils sont fort rares dans l’armée russe, et l’on ne peut s’en étonner, si l’on remarque l’absence d’enthousiasme et d’esprit individuel qui en est le caractère dominant. « Il est aussi difficile, observe à ce propos M. Tolstoï, d’enflammer le soldat russe que de le jeter dans le découragement. Les discours et les phrases à effet n’ont aucune influence sur lui ; il ne peut être dominé que par le sang-froid, l’esprit d’ordre et la simplicité. Tout ce qui porte l’empreinte de l’exagération le repousse. Jamais un soldat de pure race n’éprouve le besoin de se monter la tête au moment du danger ; la bravade lui est complètement étrangère. » M. Tolstoï a une sympathie visible pour ces natures dociles et modestes qui se rencontrent en si grand nombre sous les drapeaux du tsar. Le récit où il s’exprime ainsi sur l’armée russe déroule quelques scènes de la vie du Caucase qui confirment pleinement son opinion. Veut-on savoir maintenant ce qu’il pense des officiers ? C’est encore au milieu des montagnes du Caucase que M. Tolstoï cherche ses personnages. Le capitaine Rosenkrantz et le capitaine Khlopof sont les héros du récit intitulé l’Expédition. Le capitaine Rosenkrantz surtout est un type curieux : c’est un de ces militaires comme il y en a beaucoup dans l’armée russe, qui se sont nourris des romans de Lermontof et de Marlinski, un esprit faux s’il en fut, mais d’ailleurs brave et entreprenant.


« Le capitaine Rosenkrantz, nous dit M. Tolstoï, portait un bechmet noir bordé de galons, une tunique à la tcherkesse, des chaussures à la mode du pays. Outre les pistolets et les poignards qui étaient passés à sa ceinture, il avait un pistolet et une poudrière qu’une tresse d’argent balançait sur sa poitrine. Il portait en bandoulière une chachka serrée dans un fourreau de maroquin galonné et une carabine non moins précieusement enfermée. Tout en lui, Jusqu’à ses attitudes, indiquait qu’il s’efforçait de ressembler à un Tatare… Jamais il ne quittait le costume oriental, et il avait des amis, non-seulement dans les tribus soumises, mais même dans les montagnes. On le voyait entreprendre sans la moindre nécessité des courses aventureuses, pendant la nuit, avec des Tatars. Il s’embusquait sur la route pour tuer quelque montagnard au passage ; enfin il était amoureux d’une fille tatare et écrivait ses mémoires comme le héros d’un roman de Lermontof.

« Le capitaine Khlopof, son compagnon d’armes et de dangers, était un homme d’un caractère très différent : il réunissait toutes les qualités qui distinguent le soldat russe, et son costume était d’une grande simplicité. Il portait une vieille capote militaire, sans épaulettes, une épée longue à lame large, un sabre de mousquetaire dont le fourreau était fort modeste. Le petit cheval blanc qu’il montait trottait paisiblement en remuant sa queue dégarnie de poil. Quant à ses traits, ils n’étaient nullement imposans ; mais ils respiraient un calme si profond, qu’on ne pouvait le voir sans éprouver un sentiment de respect.