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propager, et Achmet se réfugia dans les montagnes. Parmi les chefs qui s’étaient joints à lui était un montagnard nommé Ammalat-Bek ; il fut livré aux Russes par trahison. C’était un jeune homme d’une figure distinguée, et le motif qui lui avait fait embrasser la cause d’Achmet donnait à sa défection une couleur romanesque ; on assurait qu’il s’était vivement épris de la belle Sultaneth, fille du khan des Avars. Un officier russe s’étant intéressé à lui, Ammalat ne fut point envoyé en Sibérie comme le sont ordinairement les chefs montagnards que l’on prend les armes à la main, il obtint même l’autorisation de vivre avec son protecteur. Pendant près de quatre ans, Ammalat ne quitta point l’officier, il paraissait résigné à son sort ; mais en 1822 son hôte, nommé colonel, dut partir pour Derbent, afin d’y prendre le commandement de son régiment. Ammalat, qui l’avait accompagné, l’assassina pendant une expédition. Peu de jours après, il ajouta le sacrilège à l’homicide : le corps du colonel fut trouvé gisant hors de la tombe et horriblement mutilé. Le meurtrier réussit à gagner les montagnes où Achmet se préparait à une nouvelle invasion. Ce fut la dernière tentative du khan des Avars ; il périt dans une rencontre avec les Russes. La destinée d’Ammalat fut moins glorieuse : après la mort d’Achmet, la main de Sultaneth lui fut refusée. Le bek se réfugia en Turquie, mais il n’y resta pas longtemps ; il vint dans le Caucase, prit part au combat de Braïlof en 1828, et mourut à Anapa l’année suivante. Quant à l’héroïne de ce récit, la belle Sultaneth, elle fut mariée au chamkal de Tarkou, province soumise à la Russie, et elle y vivait encore il y a quelques années.

Tel est l’épisode que M. Marlinski a pris pour sujet d’un roman, et les nombreux incidens dans lesquels il l’a encadré sont assez vraisemblables ; mais il n’en est point de même des personnages, qui manquent complètement de naturel. L’amant de la fille du khan, le farouche Ammalat, est devenu dans le roman un savant philosophe, une sorte d’Hamlet ; l’officier russe est un raisonneur sentimental et philanthrope qui n’aspire qu’au moment où il pourra déposer l’épée pour aller vivre dans ses terres avec une jeune femme qu’il aime et vaquer paisiblement aux soins de son ménage. Toutes les figures secondaires sont traitées dans le même esprit, la physionomie originale du soldat russe comme les autres. M. Marlinski recherche surtout dans son sujet les côtés qui auraient pu séduire un dramaturge français d’après 1830. Il les accuse avec une emphase romantique dont une courte citation fera comprendre le caractère suranné. Nous choisissons la scène finale, celle où Ammalat frappe son protecteur :

« La matinée était fraîche et belle, la colonne serpentait au milieu des collines boisées qui s’étendent au pied du Caucase. On eût dit un torrent