Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 4.djvu/730

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sauvage et une écluse bâtie de main humaine ; mais la grande beauté de la vertu chrétienne consiste à être plus désintéressée que la spontanéité humaine et aussi régulière que le code moral le plus strict. Ces mouvemens de la nature vers le bien, qui sont si rares, sont habituels au vrai chrétien. Le christianisme transforme en fait constant ce qui est dans le monde une exception. Il n’a pas besoin non plus d’âmes d’élite ; il opère indifféremment sur toutes les âmes, sur un pauvre paysan, sur une intelligence à demi éteinte, sur un être tout charnel. Spinoza fut une grande intelligence et un homme de bien, et il serait difficile de comprendre qu’il eût été autre chose qu’un homme moral ; mais qu’est-ce que sa vertu raffinée, mesurée, individuelle d’ailleurs, comparée à celle d’un homme dont il put entendre parler, qui n’avait pas sa force d’esprit, et qui se nommait saint Vincent de Paul ? Le triomphe du christianisme, c’est de prévaloir absolument sur les instincts de la vie et de vaincre même le dégoût. Chaque jour, un nageur, chrétien ou non, se jette à l’eau pour sauver un de ses semblables par instinct naturel de générosité ; mais le triomphe du désintéressement serait, qu’on me pardonne cette idée bizarre, de se jeter à l’eau sans savoir nager. Deux pauvres mineurs anglais furent surpris par un éboulement au fond de leur caverne ; l’un d’eux, après des efforts inouis, parvint à se dégager et à revoir la lumière. À peine cependant était-il sorti du puits, qu’il redescend comme poussé par un mouvement irrésistible, et reparaît bientôt après avoir délivré son camarade. Comme il n’est pas dans la nature humaine qu’un homme qui vient d’échapper à la mort l’affronte immédiatement de nouveau, cet acte de courage surprit tout le monde. On interrogea cet homme, et il répondit qu’aussitôt après avoir échappé, l’idée de l’éternité s’était présentée à son esprit, et qu’un frisson involontaire l’avait saisi à la pensée que son camarade pouvait se trouver en état de péché mortel. Peut-être croyez-vous que la morale purement humaine aurait poussé aussi bien que la foi chrétienne à cet acte de courage ; eh bien ! vous vous trompez. Cette âme admirable était doublée d’une intelligence à peu près nulle. Une famille de riches dissidens s’intéressa à cet homme ; on lui demanda ce qu’il désirait, et il répondit que son vœu le plus ardent serait d’apprendre à lire : on ne put jamais parvenir à lui enseigner ses lettres. La morale humaine pourrait-elle agir sur de semblables natures, engendrer tant de grandeur morale au milieu de tant de faiblesse d’esprit, et triompher à ce point des instincts de la vie ? Je pose volontiers ce point d’interrogation.

J’ai dit que sur cette question de la morale humaine il fallait avoir le courage de tout dire, et j’aime à m’accorder d’autant plus sur cette question avec M. Conybeare, que j’ai essayé de rendre aux