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le solide bon sens de cet homme, admirateur de Goethe et adversaire de Bentham, aussi peu disposé cependant à admettre la poésie du vice que son utilité. M. Conybeare formule contre Carlyle une accusation que la lecture la plus superficielle de ses écrits suffit pour renverser ; il l’accuse de tactique et de stratégie. Selon lui, il s’est introduit d’abord au milieu du public sous la peau de l’agneau pour mieux tromper le troupeau, et, lorsqu’il a été une fois accepté, il a jeté cette fausse toison, et s’est montré sous la figure du loup. Il s’est servi de la phraséologie chrétienne pour exprimer des idées philosophiques, il a affecté des allures mystiques pour exprimer des pensées rationalistes ; puis, lorsqu’après avoir ainsi cheminé sourdement et à l’abri des traits il a eu conquis une situation bien retranchée, il a dévoilé toutes ses batteries. Tout le monde sait en effet qu’il existe une assez notable différence entre les premiers et les derniers écrits de Carlyle ; mais cette différence s’explique par l’âge et la vie. Jeune, il était plus mystique. À mesure qu’il a vécu, l’idéal religieux a tenu moins de place dans son intelligence, jusqu’à ce qu’enfin il ait été atteint de cette fureur de justice terrestre, pratique, politique, qui dans ces dernières années est devenue son cri de guerre. Donnez-lui la justice, il la veut à tout prix ; qu’on l’impose par n’importe quel moyen, et qu’on force les hommes d’être justes par le sabre ! Celui qui accomplira cette révolution sera sûr de son obéissance, et qu’on ne vienne pas lui parler de scrupules de conscience, d’idéal supérieur, de douceur évangélique, de persuasion morale, etc. ! Clair de lune en bouteille tout cela ! Un bon gouvernement, rigoureux et juste, voilà maintenant son idéal. Où y a-t-il l’ombre de tactique dans tout cela ? Pour qui sait lire, cette métamorphose se préparait depuis longtemps, et le livre sur Cromwell forme bien la transition entre le mystique Carlyle, le croyant à un idéal supérieur comme moyen d’action sur l’homme, et l’admirateur de Frédéric II, le roi pratique, athée et juste.

Les récriminations contre les conséquences morales des doctrines auxquelles est arrivée miss Martineau se comprennent mieux. Cependant il aurait été préférable, je crois, de ne pas prononcer le nom de cette remarquable personne. Depuis plus de deux ans, miss Martineau est couchée sur son lit de mort, elle se sait condamnée, et on ne voit pas que ses convictions aient fléchi un seul moment. Ce n’est pas évidemment par haine du christianisme ou pour s’affranchir des lois morales que cette femme, qui si longtemps a été la tête du parti unitaire, est arrivée à faire profession ouverte d’athéisme. Son athéisme d’ailleurs est pour ainsi dire tout individuel, et ce n’est pas chez elle comme chez nos philosophes du XVIIIe siècle une affaire de prosélytisme ; c’est une conviction personnelle, un cas de