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de ne point me laisser mourir seul... Et me regardant avec un sourire qui me donnait envie de pleurer : — Je me rappelle, monsieur l’abbé, que dans mon enfance je voulais tenir la main de ma mère pour m’endormir; j’aurais voulu tenir sa main, à lui, pour entrer dans ce sommeil éternel.

« Dans ce moment, je vis passer à travers l’ouverture de la tente une tête de soldat qui me faisait un signe. Je sortis, je trouvai l’ordonnance du colonel, ce bon gros Allemand que vous connaissez, avec un visage tout bouleversé. — Monsieur l’abbé, fit-il, je crois que notre colonel est mort. Ils disent qu’il a dû tomber de l’autre côté de la tranchée, peut-être à trente pas de la ville; ils n’ont pas pu retrouver son corps.

« Vous savez comme j’aimais d’Hectal; je sentis un chagrin presque aussi poignant que si l’on m’eût annoncé la mort d’un frère; puis je n’osais point rentrer dans la tente, je pensais avec une terreur indicible au coup que j’allais porter à Renaud. Enfin je pris une résolution courageuse, et je parvins même à maîtriser victorieusement ma douleur, au moins dans son expression, car le mourant ne lut rien sur mes traits.

« Cependant ma tâche devenait à chaque instant plus difficile. Renaud attachait sur moi un regard plein d’une interrogation ardente qui commençait à m’entraîner. Je sentais qu’au risque d’écraser soudain tout ce qui restait de vie dans ce pauvre être, j’allais laisser mon secret s’échapper, quand tout à coup, au haut des trois marches par lesquelles on descendait dans la tente, je vis apparaître le colonel d’Hectal. Il faut qu’ici je ne vous cache rien de ce que j’ai senti, car toute la valeur de mon récit est dans mes impressions. Eh bien! au lieu d’éprouver la joie qui en cet instant aurait dû être le sentiment unique de mon cœur, je fus pris par un effroi étrange. D’Hectal avait une pâleur que je n’avais encore vue sur aucun visage. Puis, que vous dirai-je? c’était lui, je le reconnaissais, et pourtant c’était pour moi comme un inconnu... Mes yeux cherchaient, sans le trouver, ce qui était changé dans toute sa personne. Il s’approcha de Renaud d’un pas qui accrut encore au fond de moi cette crainte singulière dont je ne me rendais pas compte. Je me levai, et je m’écartai fort précipitamment sans doute. Sans m’avoir regardé, ni parlé, ni touché, il se trouva assis à ma place. Il prit la main de Renaud, et, se penchant sur le front du blessé, qui semblait dans un état d’extase, il y appuya ses lèvres. Alors je les considérai tous deux. Leurs regards parlaient une langue qui, je le sentais, n’était pas la mienne, à laquelle Dieu ne m’a pas initié encore aux heures mêmes où je l’ai prié avec le plus de ferveur. L’un semblait faire, l’autre recevoir la confidence de ce secret, qui est la source de toutes