Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 4.djvu/709

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


6 mai.

J’ai vu, je suis sûr d’avoir vu… Si jamais je raconte l’étrange fait qui désormais dominera toute ma vie, on ne me croira pas. Que m’importe ? La mystérieuse réalité que mes sens et mon âme ont saisie n’en existera pas moins pour moi. Voici ce qui s’est passé sous cette tente qu’à présent je regarde presque comme un lieu sacré.

J’avais fait mettre le lit de mon blessé auprès du mien. Toute la soirée, Renaud avait eu une agitation qui m’avait effrayé. Comme je remarquais dans quelques paroles qu’il venait de me dire une éloquence dont je lui faisais compliment en souriant : — C’est, fit-il, que j’appartiens à présent au monde où triomphe l’esprit. — Puis, après des discours en effet qui semblaient resplendir déjà de la lumière dont les plus intelligens ici-bas, à leurs meilleures heures, aperçoivent à peine quelques rayons, il était pris de mortelle tristesse, les ténèbres de ce monde semblaient de nouveau peser sur lui. — Donnez-moi la main, me disait-il, je vous l’avouerai, à vous qui m’avez vu, qui me connaissez, me jugez et m’aimez : j’ai peur. — Je répondis en serrant sa main dans les miennes. Alors il reprit : — Tenez, faites-moi une promesse, ne me laissez pas mourir seul, quittez même la tranchée, si je vous envoie chercher. Je crois hors de ce monde à quelque chose de meilleur que la vie ; mais, je l’avoue, le moment du départ me semble sinistre. Vous avez raison, je suis jeune, et quand la jeunesse est là qui vous retient, qui pleure, qui crie « ne t’en va pas, » il faut, pour vous donner du courage, une voix en même temps affectueuse et virile ; à cet instant que je verrai bientôt arriver, n’est-ce pas que vous serez auprès de moi ?

Le temps s’écoula en propos semblables. La nuit était avancée ; je voulus à toute force le laisser reposer, et je me jetai sur mon lit.

J’étais couché depuis une demi-heure, résolu à chercher le sommeil, mais malgré moi écoutant sa respiration, et à chaque instant tournant mes regards sur son visage, où deux yeux ouverts et aidons me disaient qu’il était torturé par l’insomnie. Il y avait sur la table placée entre nos deux lits une bougie à moitié consumée qui rendait lumineux tout un côté de notre tente et me permettait d’observer la physionomie mobile de mon malade. Tout à coup je le vis se soulever et prendre une expression que je n’oublierai jamais ; c’était quelque chose qui tenait de la joie et de la terreur. Ses lèvres remuaient, quoique je n’entendisse aucune parole. Évidemment il y avait un entretien entre lui et qui ?… Je ne voyais aucun être vivant