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personnage de Goethe, puisque je n’ai même plus de désir qu’un caprice du ciel puisse accomplir. Je le crois du moins, et en pensant, bien entendu, à ce qui ne peut regarder que moi, car je forme pour mes pauvres soldats plus de mille souhaits par jour : je souhaite que la Providence ne leur prodigue pas trop le vent, la neige et la mitraille; je souhaite que leur soupe ne leur arrive pas glacée, que chacun ait sa peau de mouton et ses sabots. J’ai les soucis enfin que doivent avoir les conducteurs d’hommes; mais lui, n’a-t-il pas le droit d’avoir encore toutes les inquiétudes que j’ai perdues?

Aussi j’ai souffert, je l’avoue, en le voyant cette nuit dans la tranchée. Je l’ai rencontré au détour d’une de ces voies lugubres, remplies maintenant d’une neige que, de temps en temps, un blessé rougit en tombant. La place faisait un feu soutenu et violent. Aussi le ciel, quoiqu’il fût encombré de nuages blafards sous lesquels la lune n’apparaissait que de loin en loin, insaisissable, voilée, à l’état de fantôme, le ciel à chaque instant se colorait de lueurs aussi ardentes que celles des soleils couchans. Malgré le péril de chaque minute, les hommes appuyés aux gabionnades soutenaient contre le sommeil une lutte où souvent ils étaient vaincus. Je voyais aux créneaux plus d’un tirailleur qui laissait tomber sa tête sur le canon de son fusil. C’était à peine si parfois un obus, éclatant dans la tranchée, tirait de leur engourdissement ces dormeurs, et les rendait soudain au sentiment de leur sinistre existence. On sait ce qu’a de funeste le repos auquel le froid nous invite : j’éveillais en passant maint soldat qui, sans le savoir, essuyait déjà les premières étreintes de la mort. Ce fut ainsi que je parvins à l’endroit où je l’aperçus. Il était près d’une poudrière, incliné sur un gabion. A quelques pas de lui se dressait le brancard qui sert à transporter les blessés. Teinte de sang et raidie par la neige, cette toile, qui a reçu déjà tant d’héroïques débris, me frappa auprès de ce jeune homme, si rayonnant encore de ce qu’il y a de plus vivant dans la vie. Puis un rapprochement bizarre s’offrit soudain à mon esprit. Dans cette tranchée, sous son vêtement grossier, parmi ces images de mort, de combat et de misère, Renaud me rappelait sa mère, appuyée un certain soir sur le dos d’un fauteuil, à la signature de je ne sais quel contrat, dans un salon où étaient réunies maintes personnes que j’ai oubliées. En me saluant, il m’adressa un sourire qui donnait à cet étrange souvenir une force nouvelle, un de ces sourires, venant de l’éducation et de la race, dont tous les périls du monde seraient impuissans à dépouiller certaines lèvres. — Eh bien ! mon cher enfant, lui dis-je, vous faites là une veillée d’armes comme aucun chevalier du vieux temps n’a jamais eu la gloire d’en faire. — Ah ! mon colonel, me répondit-il avec une expression fière et reconnaissante, je