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corps : tant de choses se représentaient à mon esprit! Depuis tantôt dix ans que la mort me l’a prise, qui m’a parlé d’elle, si ce n’est de loin en loin, aux rares époques où j’ai revu Paris, quelque femme encore jalouse de ses charmes, cherchant à déchirer sa mémoire d’un trait soigneusement gardé, ou bien un de ces hommes que j’exécrais alors qu’elle était pleine de vie, un de ces insipides sigisbés à qui j’ai fait une si rude guerre? Qui m’a dit un mot profond et vrai sur elle? qui s’est offert à moi tout imprégné de sa pensée? Hélas! personne, mon Dieu, personne, et dans un instant j’allais voir son fils! J’avais pour cet enfant, lorsqu’il avait dix ans à peine, une haine pleine de sauvagerie et d’iniquité. Dans les premiers jours où elle m’avait accordé ce que je lui avais demandé avec tant d’ardeur, elle avait essayé de faire des stipulations en faveur de ses affections maternelles. Cela avait révolté un sentiment à faire pâlir la passion même d’Othello. En vérité, disais-je en ce temps-là, les enfans sont encore plus insupportables que les maris. Les uns au moins sont sacrifiés sans façon comme victimes ordinaires destinées de toute éternité à être immolées sur les autels de l’amour; mais quand il s’agit des enfans, c’est le sacrifice d’Abraham qui recommence, ce sont des douleurs patriarcales à éloigner pour toujours les malheureux célibataires des femmes engagées dans les embarras de l’hyménée. Que de fois elle a pleuré à ces mauvaises railleries dont je souffrais du reste autant qu’elle ! Puis ce que je détestais en Renaud, c’était son père. Ce pauvre Rupert de Puymarens m’a tant irrité et ennuyé. Enfin lui aussi il n’existe plus; il a rendu à Dieu une âme bien inoffensive après tout. Maintenant je n’ai plus qu’une pensée : le sort m’envoie dans ce pays lointain l’enfant de celle que j’ai aimée.

Je vais entendre son nom; je vais retrouver maint souvenir d’elle. Je parlerai d’elle longtemps et souvent. J’y serai forcé... Renaud est venu me faire sa visite après déjeuner. Il n’a rien de son père; c’est à elle seule qu’il ressemble. Cependant ses cheveux n’ont point le sombre éclat de cette chevelure aux bandeaux tordus qui semblaient receler du feu; mais il a ses yeux, et plus d’une fois, avec une émotion que je ne puis dire, je lui ai trouvé son regard. Il est grand, il est mince, un peu étroit des épaules. Je le crois bien faible pour supporter les fatigues qu’il est venu chercher. Il me semble que je me serais intéressé à lui, alors même qu’il aurait été pour moi un étranger. Je l’interroge. Ce sont par moment des inflexions de voix qui me jettent dans de rapides rêveries où je voudrais m’abîmer et mourir.

Il passe rapidement, et je lui en sais gré, sur la mort de son père, qui s’est tué à la chasse il y a quatre ans. Maître de sa fortune tout