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gazon, l’hiver chaque étincelle du foyer, enfin où s’est passé pour moi l’âge gigantesque, l’âge quasi-divin de l’homme : l’enfance. Mais ce sont là phénomènes ordinaires; je sais une tente qui a vu des faits vraiment dignes d’être recueillis par ceux que le monde invisible préoccupe. Je voudrais, de ce que j’ai à raconter, faire un récit composé avec un peu d’art; malheureusement l’art est tué par la guerre. A défaut de la composition que j’aimerais à donner, voici les documens mêmes dont un habile aurait peut-être tiré parti. Ce sont les fragmens d’un journal qui a été entièrement respecté, et d’entretiens dont le tour seul a subi quelques légères altérations.

Le journal a été écrit par le baron d’Hectal, J’ai tellement aimé ce digne officier, que son nom me semble devoir éveiller dans tous les esprits de vifs souvenirs. Colonel d’un des vaillans régimens dont se compose ce corps qui a conquis tant de gloire à Sébastopol, la légion étrangère, le baron d’Hectal donnait raison à ceux qui n’ont jamais voulu accepter la mort de la chevalerie. Il était Suisse, comme M. Benjamin de Constant, et avait certainement l’esprit aussi ouvert sur toute chose que l’auteur d’Adolphe; mais il était resté un des plus ardens partisans de ce qu’on appelle le vieux monde, je ne sais pas trop pourquoi, car dans la région des idées je n’ai pas encore trouvé un Colomb qui nous ait fait voir un monde nouveau. S’il eût vécu au temps où la royauté subissait ses plus cruelles épreuves, il serait mort le 10 août avec ces glorieux soldats qui tombaient sans être ébranlés dans leur courage ni dans leur foi. Dans notre siècle, où tant de gens nient l’action, comme certains essaient de nier Dieu, parce que sa puissance importune leur faiblesse, il trouva le moyen d’agir d’une manière digne de ses pensées et de son nom. J’ai rencontré, il n’y a pas encore longtemps, dans un coin de la Navarre, un paysan qui m’a parlé de lui. Son nom est resté populaire dans cette Vendée espagnole. Il fut blessé à cette bataille de Novare si glorieuse pour la maison de Savoie. Aux aventures d’Espagne et d’Italie succédèrent pour lui les aventures de l’Afrique. Commandant du cercle de Biskra, il habita parmi ce peuple chez qui règne encore dans toute sa splendeur l’esprit des Mille et Une Nuits. Il fit amitié avec le désert, cette mer de sable bien plus féconde que l’autre mer en émotions, en illusions et en songeries. Il goûta de cette vie qui au XIXe siècle rappelle ce que la vie du moyen âge avait de plus attrayant. Aucun chef n’avait des faucons dressés comme les siens, ses sloughi se moquaient des lièvres, ses chevaux étaient les émules des gazelles; une moitié de l’année il épuisait les plaisirs de la chasse, l’autre moitié il se livrait au jeu de la guerre, car la guerre africaine est celle qui par excellence a toutes les allures du jeu. Nul comme lui ne savait surprendre