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REVUE. — CHRONIQUE.

que peintre italien du XVIe siècle, et c’est d’un musicien qu’il s’agit ; il est vrai que ce musicien n’appartient point à notre temps, et qu’il a toujours vécu sous des climats où le pittoresque et la couleur sont comme à demeure. Quoi qu’il en soit, ainsi rétablie par les savantes investigations d’un ingénieux écrivain allemand, cette figure vit et se meut avec un grand charme d’originalité à travers les circonstances les plus émouvantes. Chez nous, les travaux de ce genre sont malheureusement bien rares, et la littérature musicale, tout occupée aux mille détails de la chronique des théâtres, n’a guère le temps d’interroger l’histoire. M. Fétis et M. Delécluze ont, je le sais, tenté la voie de ce côté ; mais avec eux il ne faut s’attendre qu’à des recherches purement chronologiques, où presque toujours la vie manque, cette vie sans laquelle les plus beaux documens ne sont après tout qu’une lettre morte, et que l’imagination a seule en dernier ressort le pouvoir de communiquer aux recherches de la science. Le meilleur biographe qu’eût pu rencontrer en France le Napolitain Astorga, c’est peut-être Henri Beyle, chez qui le sens historique, musicalement parlant, s’unissait si bien aux facultés littéraires indispensables pour en tirer parti ; ce qui ne veut point dire que cette histoire, telle que M. Riehl vient de la retrouver et de la reconstruire, n’ait pas son mérite. J’y reconnais au contraire un très vif intérêt, que je serais heureux de faire partager à mes lecteurs en la leur racontant à ma manière.

Emmanuel d’Astorga vit le jour en Italie, dans la première moitié du XVIIIe siècle. De portrait de lui, je doute qu’il en existe, puisque M. Riehl n’en indique point, mais je me le figure à vingt-cinq ans, l’air noble, élancé, portant haut la tête, les traits spirituels et fins, quoique nettement accusés, et le visage d’une pâleur de spectre avec des yeux noirs étincelans. Ses manières ont l’aisance et la distinction d’un homme habitué à l’éclat des cours, et sous ce masque légèrement ennuyé et dédaigneux, vous saisiriez déjà les traits d’une longue souffrance. Cette expression de tendresse et de mélancolie profonde que respirent ses compositions écrites, sous le bienheureux règne du rococo, en des temps où la musique ignorait les divines langueurs du romantisme, à quelles causes l’attribuer, sinon aux événemens mêmes de son existence, aux diverses épreuves que sa destinée lui fit subir ? C’est encore et toujours l’éternelle histoire de l’âme écrasée sous le poids des réalités humaines et s’échappant du triste milieu qui l’opprime pour se réfugier dans la sphère de l’idéal, comme dans un suprême asile de liberté.

Nous rencontrons Astorga pour la première fois au pied de l’échafaud où deux valets du bourreau le maintiennent et le forcent à se repaître des dernières convulsions de son père, qui vient d’être exécuté pour avoir voulu entraîner la Sicile dans une sédition contre l’autorité du roi d’Espagne Philippe V. Aux suites de cette horrible catastrophe, la mère d’Emmanuel ne devait pas survivre, et l’esprit du malheureux jeune homme fut tellement impressionné de l’abominable sp9ctacle, que sa raison s’en égara. Pendant quelque temps, il fallut renoncer à l’arracher de cette place. Morne, accablé, stupide, ses yeux semblaient ne pouvoir se détacher de la vision qui l’obsédait. Il refusait le boire et le manger, et passait ses jours et ses nuits assis