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M. de Tocqueville peut-être, frappé de l’influence des systèmes modernes d’administration sur le caractère national, et il paraît peu disposé à concilier la centralisation avec la liberté pratique du citoyen. Il en infère assez naturellement que, les institutions fondées par la révolution ayant produit de certains effets, celles que la révolution a détruites devaient produire des effets contraires, et sans déclamations, sans lamentations, tout en qualifiant sévèrement de vieux abus, il est amené à présenter le passé sous un jour assez favorable. Il y voit, ce qui frappe au premier coup d’œil, une grande diversité de pouvoirs, de procédés, de règlemens, des corporations nombreuses et souvent dissidentes, des charges électives, héréditaires, achetées du moins, et par conséquent inamovibles comme la propriété, des privilèges qui s’entrechoquent, des usages qui font loi, des traditions qu’on ménage, partout des formes judiciaires qui naturellement doivent être inflexibles, — enfin le droit sous ses apparences les plus variées et même les plus disparates. Il en conclut qu’avec beaucoup d’incohérences et quelques abus, l’indépendance individuelle et l’indépendance locale devaient trouver plus de garanties dans cet ensemble discordant de forces et de contre-forces que dans l’uniformité symétrique de l’organisation moderne. Plus touché du positif que de l’idéal, du journalier que de l’extraordinaire, de la liberté civile que de la liberté politique, il entreprend sans éclat et presque sans se l’avouer à lui-même une certaine réhabilitation de l’ancien régime. Je crains que M. Raudot n’ait vu l’ancien régime tel qu’il aurait dû être, et tel qu’il aurait été si tout pouvoir fût demeuré dans les mains d’aussi bons citoyens que lui. En pénétrant au fond des choses, au fond des mêmes choses, M. de Tocqueville a dégagé la réalité de l’apparence, et jugeant en dernier ressort, il a rendu une irrévocable sentence de condamnation.

Si l’on veut bien y réfléchir, et quoi qu’on pense d’ailleurs de la révolution, il n’y a pas moyen d’absoudre l’ancien régime. Si la révolution a eu raison, si seulement elle a été nécessaire, l’ancien régime ne méritait plus d’exister. Si au contraire la révolution a été une folie gratuite et criminelle, le gouvernement qui a laissé naître, grandir, éclater, triompher enfin les sentimens et les idées source de cette folie, ne peut mériter l’estime de la politique. Ce n’est pas une preuve de force que d’être tombé si facilement, et plus la nation sera jugée digne de reproches, moins sera louable le gouvernement qui l’avait si mal élevée. Quand les nations ne sont point libres, leur responsabilité diminue et celle de leur gouvernement augmente, et la France ne s’est trouvée en 1789 que telle qu’on l’avait faite. Si, rejetant avec plus de sagesse les jugemens trop absolus, on voit dans la révolution française un mélange de mal et de bien, d’abord un