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défendu de parler de l’art grec. Le souvenir de Phidias deviendrait un délit. Quiconque aurait signé de son nom un bas-relief défendrait, sous peine d’amende, de faire allusion aux Panathénées. La Cérès, la Proserpine et les Parques, invoquées comme argumens, seraient le plus sûr moyen de tomber sous le coup de la loi, car aux yeux des connaisseurs, ces figures sont les plus parfaites, les plus admirables que le ciseau ait jamais créées. Parmi les sculpteurs modernes, il n’y en a pas un, pas même Michel-Ange, pas même Jean Goujon, qui puisse se comparer à Phidias. Pour sauvegarder les intérêts des sculpteurs vivans, pour ne pas entamer leur renommée, pour ne pas contrarier leurs prétentions, pour ne pas nuire à leur prospérité, il serait donc interdit de parler de Phidias. Le principe une fois posé, il faut en accepter toutes les conséquences.

Le nom de Raphaël ne serait pas moins dangereux que le nom de Phidias. Quel peintre en effet possède aujourd’hui l’habileté de ce divin maître? Nous avons vu l’année dernière, à Paris, toutes les écoles de l’Europe en présence; nous pouvons prononcer en connaissance de cause. Eh bien ! si la doctrine que je combats était consacrée d’une manière définitive, il ne serait plus permis de rappeler le nom de Raphaël en parlant d’un peintre vivant. M. Ingres lui-même, qui a voué toute sa vie au culte du Sanzio, pourrait, en invoquant cette singulière jurisprudence, se dire lésé par la comparaison de l’Apothéose d’Homère avec l’École d’Athènes. Ses plus fervens admirateurs, au nombre desquels je tiens à me ranger, préfèrent l’École d’Athènes à l’Apothéose d’Homère; l’expression d’une telle pensée, que tous les hommes de goût s’empresseront de ratifier, deviendrait donc coupable! Si M. Ingres, dont la modestie égale le mérite, s’éveillait un jour avec la ferme volonté de se dire, non pas le disciple, mais l’égal de Raphaël, l’écrivain téméraire qui ne serait pas de son avis se verrait infailliblement condamné. M. Eugène Delacroix, qui depuis trente ans s’efforce de naturaliser parmi nous les principes de l’école vénitienne, profiterait à son tour du sens nouveau qu’on veut donner à la loi. Il ne permettrait pas qu’on évoquât, en parlant de lui, le souvenir de Titien et de Paul Véronèse. S’il lui plaisait de s’attribuer une originalité absolue et d’affirmer qu’il ne relève de personne, la loi serait pour lui et réduirait ses contradicteurs au silence. Il est évident, en effet, qu’en désignant la source où il a puisé, on lui fait un dommage. S’il ne prenait conseil que de la nature et de son intelligence personnelle, il serait plus grand, et s’il était défendu de le contester, sa renommée aurait plus de splendeur. Dire qu’il n’est pas l’égal de Titien et de Paul Véronèse, c’est nuire à la popularité de son talent : le plus habile logicien n’oserait le nier.

La même chose arriverait dans le domaine des lettres. M. Victor Hugo, dont personne ne met en doute la puissance, mais dont les