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et des philosophes incompris, la plupart des personnages de M. Freytag eussent été traités de philistins. M. Freytag s’est souvenu d’un vieux proverbe; il s’est dit qu’il n’est pas de sot métier, et qu’il y a souvent plus de philistins dans la chaire du professeur, dans le cabinet du journaliste, que dans l’humble comptoir du marchand. Le travail ennoblit tout quand il est soutenu par la conscience du devoir. C’est une belle idée d’avoir montré ce jeune commis, le héros du livre, prenant sous sa protection une famille noble qu’ont ruinée des spéculations suspectes, et lui apprenant à se relever par l’accomplissement du devoir. Cette idée, M. Freytag l’a délicatement mise en œuvre. Point de violence, point de déclamation ; un sentiment généreux inspire l’auteur, et cependant la situation est étudiée avec une sagacité impitoyable. Cette opposition si vraie entre la bourgeoisie et la noblesse d’Allemagne, elle se reproduit entre les Allemands et les Polonais au fond de la Silésie. On sait que les colons allemands et les gentilshommes à moitié bandits de la Galicie ou de la Pologne sont souvent aux prises sur ces frontières; M. Freytag a introduit dans son récit une sauvage invasion de ces bandits slaves. Or, au risque de froisser bien des opinions en Europe, il a montré d’un côté le peuple allemand avec son sentiment de la famille, ses habitudes d’activité et d’ordre, — de l’autre une cohue de gentilshommes et de paysans, des gentilshommes qui ne savent pas travailler, des paysans qui n’ont pas le moyen de s’attacher à la terre, c’est-à-dire un peuple sans bourgeoisie et condamné d’avance à une mort inévitable. Qu’on soit d’accord ou non avec le peintre, l’épisode est traité de main de maître. Sans entrer ici dans l’examen détaillé d’une œuvre qui appelle la discussion à tant de titres, qu’il me suffise aujourd’hui, dans ce tableau général, d’indiquer la voie nouvelle si habilement frayée par l’auteur. Voilà le roman arraché aussi aux abstractions, comme l’histoire et la philosophie. Le succès de cette tentative a été immense. Le livre de M. Freytag a déjà eu cinq éditions dans l’espace d’une année; il y a là certainement un symptôme que la critique doit enregistrer avec joie.

Ce symptôme sera compris, et l’on ne verra plus désormais des écrivains de talent s’obstiner dans la peinture de ces raffinemens hégéliens qui étaient encore de mode il y a quelques années. Au moment où l’Allemagne se régénère, quel intérêt y a-t-il à mettre en roman le panthéisme de Hegel? Qu’un panthéiste, qu’un athée même puisse être un homme de cœur, il y en a des exemples, car dans la vie humaine, comme dans le système de Kant, la raison pratique contredit souvent la raison spéculative : est-ce un motif, en vérité, pour glorifier la force morale de l’athéisme? Sans entrer à ce sujet dans une discussion où la victoire serait trop facile, je dirai aux esprits distingués que séduisent ces paradoxes : Faites comme