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prétention de détruire ou d’enchaîner les deux autres. Espérant qu’elle ne sera pas inutile à cette œuvre de pacification, j’ose offrir cette poétique à la nation allemande. »

Ainsi l’application des doctrines philosophiques, l’union du réel et de l’idéal, la croyance aux vérités des deux ordres, l’attachement aux deux points opposés, alors même qu’on ne sait pas d’une manière précise comment l’enchaînement se continue, voilà le consolant symptôme que nous avons à signaler chez tous les bons esprits de l’Allemagne. Et ce que j’indique ici n’est pas l’opinion isolée de quelques hommes, c’est le courant même de la pensée publique. Un adversaire des hégéliens, M. Gruppe, poète aimable et logicien sensé, vient d’écrire sur l’avenir de la philosophie allemande un manifeste assez curieux; M. Gruppe conseille à ses compatriotes de renoncer pour toujours à la manie des systèmes et de s’en tenir à la logique, non pas à cette logique de Hegel qui embrasse l’ontologie tout entière, mais à. La vieille logique psychologique, à la méthode du Novum Organum. C’est là un conseil de découragement qui ne sera pas écouté, le pays de Leibnitz et de Kant a conquis depuis deux cents ans des richesses auxquelles il ne renoncera pas si aisément; il est impossible surtout de ne pas tenir compte de la révolution accomplie par la Critique de la raison pure. D’un autre côté, M. Henri Ritter, auteur de travaux estimés sur la philosophie des pères de l’église, a publié dernièrement une exposition populaire de la moderne métaphysique allemande, et comme s’il voulait sacrifier des noms qui effraient certains esprits, il supprime Kant et Schelling au profit de Lessing et de Herder. Kant était déjà contenu dans Lessing; Schelling était en germe dans Herder. L’Allemagne, dit M. Ritter, voudrait-elle renier les glorieux chefs de sa littérature? Cette argumentation n’est pas heureuse; M. Ritter, comme M. Gruppe, me semble dépasser le but. Non, l’Allemagne ne renoncera pas à la philosophie, et c’est une mauvaise tactique de cacher son drapeau. Le groupe de MM. Hermann Fichte, Ulrici, Weisse, Carrière, obéit à une direction plus élevée et plus sage. Ces nobles esprits n’ont rien de systématique; ils ouvrent les yeux à toutes les vérités, ils unissent, non pas dogmatiquement, mais, ce qui vaut mieux encore, d’une manière libre et vivante, le double esprit de la philosophie et de la religion. Fatiguée naguère des excès de la pensée, l’Allemagne commence à sortir de son indifférence, l’Allemagne s’intéresse à leurs efforts, et nous pouvons attendre avec confiance les résultats de cette transformation morale.