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connues, quelque difficulté qui survienne quand on veut les concilier, mais qu’il faut au contraire, pour ainsi parler, tenir toujours fortement comme les deux bouts de la chaîne, quoiqu’on ne voie pas toujours par où l’enchaînement se continue. » Il me semble que les hommes dont je parle sont fidèles à cette règle. On prétend, disent-ils, que l’idéalisme ne saurait être pratiqué, et que l’esprit pratique est la négation nécessaire de l’idéal; prouvons le contraire par nos pensées et nos actes. Marchons, comme marcha ce philosophe devant le sophiste qui niait le mouvement. Et disant cela, ils marchent en effet, ils fécondent la philosophie par l’étude de l’art et de l’histoire; ils relèvent l’histoire et l’art par leur union avec la philosophie. Ces métaphysiciens sont en même temps des publicistes, des historiens, des critiques littéraires, je veux dire des hommes qui se placent au milieu de la vie réelle et de ses manifestations populaires. M. Fichte achève son tableau des doctrines politiques et morales depuis le XVIIIe siècle, M. Christian Weisse porte l’étude de l’histoire dans la philosophie de la religion, M. Maurice Carrière poursuit les applications de la théorie conciliatrice et libérale à laquelle il a consacré sa vie. J’ai déjà signalé ici[1] les travaux de M. Maurice Carrière, la Philosophie au temps de la réforme et ses rapports avec l’époque présente, et surtout les Discours et Méditations religieuses adressés à la nation allemande par un philosophe allemand; M. Carrière vient d’ajouter à ces études un livre sur l’essence et les formes de la poésie. Or la pensée qui est partout visible dans ce beau chapitre d’esthétique, c’est celle qui inspirait déjà les précédentes publications de l’auteur, le désir d’échapper à la fois et aux conséquences fatales du panthéisme et à l’indifférence du déisme vulgaire. Le dieu de M. Carrière est un dieu vivant, tout ensemble infini et personnel, présent dans la nature comme dans l’histoire et cependant supérieur à elles, à la fois en nous et hors de nous, ce dieu que Fénelon, avec une précision éloquente, appelle si justement le maître intérieur et universel. « L’amour est impossible, dit M. Carrière, sans la personnalité de Dieu et la personnalité de f homme. L’art est inintelligible, si l’esprit et la nature, au lieu d’être séparés à jamais, ne sont pas une double manifestation de f éternel, manifestations distinctes, mais intimement unies. Que ce soit là une théorie chrétienne et scientifique, je l’affirme sans crainte malgré les fanatiques de la droite et de la gauche. Du sein des luttes qui s’agitent si violemment sous nos yeux, la conscience générale, n’en doutons pas, s’élèvera à une pensée de réconciliation, et alors la religion, la poésie et la science se développeront dans une libre harmonie, sans que l’une des trois ait la

  1. Voyez la Revue du 15 août 1853.