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Schopenhauer cherchait et croyait avoir trouvé un refuge contre les entraînemens du panthéisme. Au moment où l’esprit fini, c’est-à-dire l’esprit de l’homme, n’apparaissait plus à tous les philosophes que comme un phénomène, une modification de l’esprit infini, au moment où le panthéisme semblait dominer tous les penseurs avec une puissance irrésistible, la revendication de la volonté n’était-elle pas un moyen sûr de sauver la liberté humaine? Rien de mieux jusque-là; mais c’est ici que les contradictions et les extravagances vont commencer. A peine en possession de cette volonté qu’il a rétablie avec force, l’auteur va la sacrifier dans le plus étrange des systèmes. M. Schopenhauer admet toujours les deux mondes de Kant, le monde des phénomènes et le monde des choses en soi. Dans le monde des choses en soi, dit-il, la volonté règne librement, souverainement; dans le monde des phénomènes, soumis que nous sommes à la loi de causalité, la volonté est une chimère. Nous nous croyons libres, et nous ne remarquons pas que nos pensées et nos actes sont déterminés par des causes impérieuses. Ce monde où nous sommes, ce monde des apparences trompeuses est donc mauvais de fond en comble. Notre vie ici-bas n’est qu’un épisode inutile dans la béatitude du repos infini. La seule sagesse est de se hâter d’en sortir par l’anéantissement de nos volontés particulières. N’est-ce pas là ce que le christianisme nous enseigne? Le christianisme a raison; triomphons de la nature et rentrons dans l’ordre de la grâce; nous y rentrerons par l’abandon de nous-mêmes, par le sacrifice de notre volonté, source de misères sans nombre et de perpétuelles erreurs. Avec cet anéantissement de la personne, qui est la sagesse par excellence,-la plus haute vertu pratique, c’est la pitié, la commisération sans bornes, une commisération qui embrasse tous les êtres créés. Le christianisme enseigne aussi la charité, mais la charité chrétienne est incomplète, puisqu’elle s’applique uniquement à l’espèce humaine; celle du vrai philosophe doit embrasser tout ce que contient ce misérable univers. Nos semblables, par la chute, par le besoin d’une réhabilitation, ce ne sont pas seulement les hommes, c’est l’animal, la plante, la pierre, tout ce qui est, tout ce qui participe avec nous à la condamnation de ce monde inférieur et maudit. Les religions et les philosophies de l’Inde, supérieures en cela au christianisme, avaient établi cette vérité. M. Schopenhauer cite sans cesse les préceptes du vieil Orient, et s’il confessait une religion, ce serait la religion de Bouddha. La vie des fakirs indiens, et tout ce qui s’en rapproche le plus dans notre société occidentale, les extases des mystiques du moyen âge, l’union complète de l’homme et de Dieu rêvée par les quiétistes du XVIIe siècle, voilà pour lui l’idéal du devoir et de la vertu.

Est-ce assez d’extravagances? La philosophie de M. Schopenhauer