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prend pour point de départ la révolution accomplie par le philosophe de Kœnigsberg. L’homme, dans le système de Kant, ne peut connaître que des phénomènes; quant à la substance, à la chose en soi (das Ding an sich), il est condamné à l’ignorer toujours. Schopenhauer répond : « Oui, je ne vois que des phénomènes dans le monde qui m’environne, mais je puis m’étudier moi-même, je puis descendre au fond de mon âme, et quand j’aurai atteint la substance de mon être, — transportant ma découverte hors de moi, et l’appliquant par analogie à l’ensemble des choses, — j’aurai le secret du monde. » On n’a rien dit de plus ingénieux contre le scepticisme de Kant; on n’a rien proposé de plus fort pour briser le cercle fatal où il enfermait l’intelligence de l’homme. La psychologie, une psychologie circonspecte et profonde, voilà l’arme de la science contre ces objections effrayantes qui réduisent l’homme à n’être que le jouet d’une fantasmagorie. On sait comment Fichte, Schelling, Hegel ont résolu le problème de Kant en identifiant le moi et le non-moi, l’esprit fini et l’esprit infini. Schopenhauer semblait prévoir les conséquences funestes du système de l’identité absolue; il en voyait sortir l’indifférence universelle, la justification de toutes choses, la confusion du bien et du mal au sein d’un optimisme trompeur; il voyait la morale détruite, la dignité humaine anéantie, et d’avance il protestait à sa manière. M. Schopenhauer a donc une théorie qui lui est propre, et la voici en peu de mots : — Kant avait divisé le monde en deux domaines absolument distincts, d’un côté les phénomènes, qui seuls sont accessibles à l’esprit, de l’autre les substances, qui nous échappent. Cette substance que Kant appelait aussi la chose en soi, M. Schopenhauer essaie de l’atteindre par le procédé psychologique dont je parlais tout à l’heure, et quand il croit être arrivé au but de ses efforts, il s’écrie triomphalement : « Quelle est donc cette chose en soi, ce principe, cette substance, cette réalité mystérieuse que Kant interdit à la connaissance? Je réponds : La volonté! Et c’est là la grande découverte de ma vie. » Pour M. Schopenhauer comme pour Maine de Biran, la volonté est le fondement du moi, le principe de la personne humaine; or, transportant au non-moi ce principe intérieur attesté par la conscience, il conclut que le principe des êtres, la substance et le fondement du cosmos, c’est la volonté. Une volonté immense, éternelle, infinie, préside à l’ensemble des choses. Les philosophes alexandrins font de l’intelligence la première hypostase; Spinoza et Hegel ont répété le même principe en le modifiant selon leurs propres idées; M. Schopenhauer place la volonté avant tout : la volonté est la substance de l’univers.

On comprend la valeur d’une telle métaphysique à l’époque où elle se produisit; on peut la discuter et la combattre, mais il est impossible de méconnaître l’inspiration d’où elle est née. M.