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inaperçus dans le mouvement de la bataille. L’Allemagne commence à s’occuper d’un philosophe dont les premiers écrits remontent à plus de trente années, et qui, malgré d’incontestables mérites, malgré des vues de génie et des inspirations grandioses, était demeuré complètement inconnu. Je parle de M. Arthur Schopenhauer, qui vit retiré à Francfort, et qui, après avoir ardemment désiré la lutte et la renommée, aujourd’hui vieux, solitaire, taciturne, plongé par sa philosophie même dans une sorte de mysticisme misanthropique, semble tout étonné du bruit inattendu qui se fait autour de ses doctrines. Ce bruit est surtout de la curiosité; je ne crois pas que le système de M. Schopenhauer réponde en aucune manière aux besoins intellectuels de l’Allemagne; mais comment ne pas être attiré vers M. Schopenhauer par tout ce qu’il y a eu d’étrange et de douloureux dans sa carrière philosophique? Né à Danzig en 1788, fils d’un père qui occupait un rang élevé dans le commerce de cette laborieuse cité et d’une mère qui a laissé un nom honorable dans la littérature, M. Arthur Schopenhauer manifesta de bonne heure un goût décidé pour la métaphysique. A vingt-trois ans, attiré par la gloire de Fichte, il allait suivre son cours à Berlin, espérant trouver, disait-il, un véritable philosophe; mais le jeune auditeur de Fichte n’était pas un disciple ordinaire, il avait déjà ses pensées à lui, et, déçu bientôt dans son espoir, il se dédommagea de sa confiance par le dénigrement et le sarcasme. Cette espèce d’outrecuidance philosophique, cette humeur âpre et mordante qui se révélait chez l’étudiant de Berlin eut bien d’autres occasions de se donner carrière, lorsque Schelling remplaça Fichte, et que Hegel à son tour eut détrôné Schelling. Il est permis de croire que la précoce misanthropie de M. Schopenhauer n’a pas médiocrement contribué à le retenir dans l’obscurité. Au moment où Fichte, Schelling, Hegel régnaient dans les universités et gouvernaient le monde littéraire, au moment où des adversaires tels que Reinhold, Herbart, Jacobi, Krause, Baader relevaient encore la gloire des maîtres par leurs discussions solennelles, une voix austère qui sortait de l’ombre jetait le mépris à tous les combattans : les successeurs de Kant n’étaient que des sophistes de bas étage, des charlatans qui profitaient de la vogue. Décréditée sans doute par sa violence, cette voix se perdit au milieu du tumulte, et le penseur irrité s’enfonça plus avant dans sa misanthropie.

Il y avait pourtant de bonnes inspirations dans les premiers travaux de M. Schopenhauer, et si le solitaire songeur eût pu se faire sa place au grand jour de la discussion, nul doute que sa pensée, plus calme, plus maîtresse d’elle-même, n’eût suivi une direction meilleure. M. Schopenhauer, comme tous les successeurs de Kant,